Spotlight de l'OPS - Denial-based Medicine
- La Petite Sirène
- il y a 3 jours
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Le paradoxe de chercheurs qui recommandent un traitement en absence de données probantes
Par Jacques Robert, Professeur émérite de cancérologie
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Un groupe de médecins et de non-médecins canadiens de l’université McMaster, conduit par le Pr Gordon Guyatt, a travaillé sur les bénéfices et les risques de certaines prises en charge médicales des adolescents présentant des signes d’angoisse de sexuation pubertaire. Ils ont élaboré, selon les règles de l’art, des revues systématiques des études publiées sur le sujet [1-3]. Soulignons que le Pr Guyatt est l’un des initiateurs réputé de la médecine reposant sur les preuves (evidence-based medicine). Les conclusions de leurs études sont claires et ne sont pas remises en question : « il n’existe que des données probantes de faible certitude concernant les bénéfices des interventions de soins d’affirmation de genre abordées dans nos revues systématiques ». Ce groupe est intervenu récemment, dans une lettre ouverte publiée sur le site de l’université McMaster, pour critiquer l’usage que des médecins pourraient faire de ces revues systématiques [4]. Une analyse très complète de cette affaire, réalisée par Jesse Singal, journaliste publiant sur la plate-forme Substack, est disponible sur le site de l’Observatoire La Petite Sirène [5]. J’ajoute ici quelques commentaires personnels sur la lettre ouverte de Guyatt et al.
De prime abord, ce groupe dénie aux autres médecins le droit de tirer de leurs travaux une conduite thérapeutique à tenir qui ne soit pas celle qu’ils préconisent : « Les auteurs d’articles scientifiques ont la responsabilité de veiller à l’utilisation de leurs contributions et de modifier leur présentation dans les articles, ou autres communications, en conséquence » ; et plus loin : « Nous nous sentons donc obligés d’exprimer explicitement notre point de vue sur la façon dont nos résultats devraient être ou ne pas être utilisés ». Il s’agit d’une prétention inacceptable. Ou leurs travaux sont fiables et leurs revues systématiques bien faites, et chaque thérapeute a le droit d’en tirer les conclusions qui lui paraissent les meilleures ; ou leurs travaux sont discutables et seules les conclusions des auteurs ont droit de cité, conclusions dont on ne peut savoir dès lors si elles sont justifiées. La liberté de prescrire des soins appropriés est le privilège des médecins, qui ont le droit de tirer des études bien faites des conclusions pratiques qui peuvent ne pas être conformes à celles des auteurs de ces études. Il s’agit d’une question d’appréciation et nul ne peut s’arroger le droit d’exiger de souscrire à des recommandations qu’il ne juge pas appropriées et justifiées.
Les auteurs de cette lettre craignent ensuite que leurs études ne conduisent « au refus de soins aux personnes trans, non binaires et de diverses identités de genre, y compris les jeunes ». Or il n’a jamais été question de refuser des soins à ces personnes. Les médecins, les psychologues qui les prennent en charge sont parfaitement conscients que la dysphorie de genre, mieux appelée angoisse de sexuation pubertaire chez les adolescents, est une souffrance qui doit être soulagée. Prétendre que ceux qui n’ont pas abouti aux mêmes conclusions que les auteurs de ces études refuseraient d’apporter leurs soins à leurs patients est inadmissible. En fait, par un glissement sémantique, les auteurs ne révèlent qu’ensuite que ce sont les soins « d’affirmation de genre » qu’il serait inadmissible de refuser, comme si d’autres approches thérapeutiques n’étaient pas envisageables. Ces soins sont des traitements hormonaux (« bloqueurs de puberté », hormones sexuelles « croisées ») et chirurgicaux dont l’innocuité n’a jamais été prouvée et dont les effets secondaires à long terme sont redoutables. Il n’est pas besoin d’invoquer la médecine reposant sur des données probantes pour appliquer le principe hippocratique intangible du primum non nocere.
Un peu plus loin, les auteurs de la lettre prétendent que « conformément aux principes de la prise de décision fondée sur des données probantes, les cliniciens doivent toujours avoir un profond respect de l’autonomie des patients et de leurs défenseurs ». Cet appel au respect de l’autonomie est particulièrement inapproprié dans le cas présent. Quelle est « l’autonomie » d’un patient à qui on prescrit des soins « d’affirmation de genre » qui vont durer plusieurs années, voire, pour les hormones « croisées », toute la vie ? Quelle est la part d’autonomie d’un patient qui dépend de la prise d’un médicament dont il ne maîtrise pas les effets secondaires ? La dépendance d’un diabétique vis-à -vis de son traitement est un problème grave que le diabétologue a toujours présent à l’esprit quand il explique à un jeune patient ce qui l’attend. Certes, le thérapeute doit, en dernier ressort, respecter la volonté de son patient, même s’il refuse de se soigner, mais doit aussi l’informer de la perte d’autonomie qu’il subira, et cela vaut pour un traitement indispensable (l’insuline pour le diabétique), comme pour un traitement non indispensable à la vie ou à la santé physique du patient (les hormones croisées pour l’angoisse de sexuation pubertaire). On pourrait sans crainte remplacer dans la lettre « autonomie » par « revendication », « désir », voire « caprice », qui seraient des termes plus justifiés.
Le fond de la lettre de Guyatt et al. est qu’en l’absence de données probantes fortes pour savoir si un traitement est justifié, il faut accepter la revendication du patient et prescrire le traitement qu’il demande. C’est exorbitant sur le plan médical, et il est douteux qu’il existe d’autres situations du même type. Toutefois, on voit que très souvent le médecin se plie à la demande de celui qui est devenu son « client », en particulier dans la prescription des arrêts de travail. Nous sommes en accord avec le fait que « les soins de santé fondés sur des données probantes de faible certitude » ne doivent pas être considérés comme de mauvais soins, et que les données non probantes ne relèvent pas de la « mauvaise science ». Certes, « les personnes éclairées choisissent souvent ces interventions de manière légitime et judicieuse » ; mais qu’en est-il des personnes « non éclairées » ? Des adolescents qui sont encore à la recherche d’eux-mêmes et sont la proie des influenceurs en tout genre ? Croire que la personne qui souffre sait quel est le traitement dont elle a besoin est une illusion.
Signalons enfin un autre glissement de sens dans la lettre de Guyatt et al. : « Interdire la prestation de soins d’affirmation de genre sur la base de données probantes de faible certitude constitue une violation flagrante des principes […] et est inadmissible ». Qui donc parle « d’interdire des soins » ? Les thérapeutes compétents, médecins, psychologues, qui prennent ces patients en charge n’interdisent rien : ils décident au cas par cas et les associations comme la Society for Evidence-based Gender Medicine ou l’Observatoire La Petite Sirène émettent des recommandations, mais ne sauraient « interdire » à des praticiens expérimentés telle ou telle prescription qui leur paraîtrait adaptée, en fonction du patient : âge, état physiologique et psychique, existence d’une pathologie intercurrente ; et plus spécifiquement pour les adolescents : relations avec les parents, avec les condisciples, etc. Chaque patient est unique et notre objectif, en tant que thérapeutes, est de soulager leur souffrance sans en créer de nouvelles. Est-ce trop demander de respecter le choix du médecin quand il propose une thérapie (ou une absence de thérapie), lorsque seules des « données probantes de faible certitude » sont disponibles ?
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Références
1.  Miroshnychenko A, Roldan Y, Ibrahim S, Kulatunga-Moruzi C, Montante S, Couban R, Guyatt G, Brignardello-Petersen R. Puberty blockers for gender dysphoria in youth: A systematic review and meta-analysis. Arch Dis Child 2025; 110(6): 429-436.
2.  Miroshnychenko A, Ibrahim S, Roldan Y, Kulatunga-Moruzi C, Montante S, Couban R, Guyatt G, Brignardello-Petersen R. Gender affirming hormone therapy for individuals with gender dysphoria aged <26 years: a systematic review and meta-analysis. Arch Dis Child 2025; 110(6): 437-445.
3.  Miroshnychenko A, Roldan YM, Ibrahim S, Kulatunga-Moruzi C, Dahlin K, Montante S, Couban R, Guyatt G, Brignardello-Petersen R. Mastectomy for individuals with gender dysphoria younger than 26 years: A systematic review and meta-analysis. Plast Reconstr Surg 2025; 155(6): 915-923.