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Trois corps à la recherche de la Psychanalyse : le féminin menacé

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    La Petite Sirène
  • il y a 16 heures
  • 18 min de lecture

Dernière mise à jour : il y a 2 minutes

Rita Marta

Sociedade Portuguesa de Psicanálise

Mensana – Mental Health (www.mensana-mentalhealth.com)



Rita Marta
Rita Marta

Traduit de l'anglais


Résumé

 

En juin 2024, un groupe d'experts du monde entier - psychanalystes, psychiatres, généticiens, biologistes, philosophes, sociologues, anthropologues - s'est réuni à Paris pour discuter et trouver des solutions urgentes au problème de la croissance exponentielle, à l'échelle mondiale, de la dysphorie de genre chez les adolescentes.

Quelles sont les transformations culturelles et sociales responsables de ce phénomène, qui conduit à des solutions immédiates et littérales sans aucune remise en question, par le biais de bloqueurs de puberté, ou d'interventions chirurgicales de réassignation de genre, avec des risques médicaux et psychologiques importants ?

La psychanalyse peut-elle comprendre et transformer cette "folie collective", où le désir est une imposition, le subjectif une réalité, et l'interdit détruit - "Il est interdit d'interdire", "Il est interdit de comprendre" - et où la séparation entre manifeste et latent semble avoir disparu ? Freud est-il dépassé dans "Le malaise de la civilisation", lorsqu'il écrit : "l'individu doit gérer le conflit entre ses pulsions individuelles et les exigences de la société" ?

Tout au long de cet ouvrage, l'auteur voyagera dans le temps pour comprendre la place du corps dans le symptôme - du corps symbolique (sexuel et interdit) présent dans l'hystérie, au corps littéral (omnipotent et concret) dans la dysphorie de genre - en le mettant en relation avec les changements socioculturels mondiaux.

 

Je commencerai ma présentation par trois expressions qui résument les idées que je développerai tout au long de ce document :


a)    Un psychanalyste ne peut cesser de l'être : l'identité psychanalytique va bien au-delà de notre activité clinique ; elle change radicalement notre façon de voir le monde.

b)    "La maladie psychiatrique survient à la frontière entre la personne et la société, et les maladies évoluent au fil des ans" (David Bell, 2021).

c)    "Si vous vous sentez mal dans votre corps (sexuel), c'est que vous n'appartenez pas au bon genre" (Idéologie du genre)

 

Au XXIe siècle, la société vit un paradoxe : elle privilégie la liberté/volonté du sujet, où le corps et l'identité deviennent jetables et modifiables - qu'il s'agisse de la couleur des cheveux, des seins ou des rides, ou même du choix du sexe et de la couleur des yeux du bébé dans les nouvelles techniques de reproduction, qu'il s'agisse du sexe biologique -, ce qui contraste fortement avec l'absence de liberté de pensée qui domine l'idéologie du genre.

 

Comment en sommes-nous arrivés là ?

 

1.    Dora


Ma première patiente en psychanalyse, que j'ai appelée Dora parce qu'elle semblait venir tout droit du XIXe siècle et aurait pu être une patiente de Freud, a passé les deux premières années silencieuse sur le divan, dans une résistance à la relation-trahison de l'objet maternel avec l'analyste tiers et à la pénétration de ses interprétations. Tout comme la Dora de Freud souffrait d'aphonie, ma Dora manquait les séances d'analyse à cause d'infections récurrentes de la gorge, jusqu'à ce qu'elle me révèle enfin son symptôme fondamental : la dyspareunie (douleur sexuelle, avec son petit ami), l'interdiction de la sexualité et la confusion orale-génitale typique de l'hystérie.

 

Qu'est-il advenu du corps interdit et symbolique de l'hystérie ?

Quelle est la place symbolique du corps au XXIe siècle ?

 

2.    Phoenix


Vingt ans plus tard, une jeune fille d'une vingtaine d'années entre dans mon bureau, les cheveux courts et la voix faible, se cachant derrière un long tee-shirt qui lui arrive aux genoux. Phoenix, le nom sans genre que Filipa s'est créé, vient me voir en quête d'une attestation pour confirmer son identité transgenre: Je n'aime pas mon corps parce que je suis née dans le mauvais corps, je ne suis pas une femme, mon identité de genre est masculine, je suis transgenre, je dois changer de corps.


Enfant, elle aimait son corps de fille, imaginant le jour où elle porterait un bikini, mais lorsqu'il est devenu effectivement un corps de femme, avec l'apparition de la ménarche et des formes féminines, elle a ressenti un grand malaise, un sentiment d'étrangeté et un refus de ce corps féminin.

Un corps féminin devenu étrange, vécu avec un grand malaise, notamment dans sa manifestation extérieure, à portée du regard des autres (hanches, seins), qui n'a trouvé de soulagement que lorsqu'elle s'est découvert un nom sur les réseaux sociaux: Je suis transgenre.


Quand je lui demande, en réponse à son désir de prendre des hormones mâles, si elle se sent garçon, elle le nie : elle est contre le système binaire. Et si elle souhaitait avoir un pénis, elle répond qu'elle n'aime pas la sexualité.


Plus que de se voir dans le miroir, elle ne supporte pas l'idée que les autres la voient comme une femme, c'est pourquoi elle s'est inventé un nom - Phoenix (curieusement un nom qui n'est ni féminin ni masculin, une figure mythologique qui renaît de ses cendres) -, et demande qu'on s'adresse à elle avec des pronoms masculins.


Mais si, dans l'enfance, son corps était vécu avec tranquillité et plaisir, ses relations avec les autres étaient caractérisées par des sentiments d'étrangeté: toujours très timide au contact de personnes qu'elle ne connaissait pas, elle se cachait lorsque ses parents recevaient de nouveaux amis, manifestant une "angoisse de l'étranger". Elle jouait avec des jouets typiques des deux sexes, mais, comme elle le dit, elle les utilisait d'une manière différente des autres, comme s'ils étaient également vécus comme des objets étranges.


Je lui ai proposé une psychothérapie pour comprendre son malaise avec son corps de femme et pour comprendre qui elle était vraiment.  Mais Filipa/Phoenix a toujours été très réticente à remettre en question l'identité 'Trans' qu'elle s'attribuait, ainsi que la solution basée sur une conversion au sexe masculin. Elle reste ferme dans son désir d'avoir un rapport qui lui permette d'entamer un processus de "transition".

 

3.    Une société trans ?


Je m'intéresse à la question des problèmes de genre, ou détresse de genre, depuis plusieurs années, non seulement pour des raisons cliniques (ces cas n'appellent que rarement une aide clinique), mais surtout parce que je suis perplexe et curieuse du fait que, comme le dit David Bell (2021), il s'agit d'une manifestation (un symptôme non seulement individuel mais également social) qui prend de l'ampleur au XXIe siècle. Parce qu'elle est imprégnée de résistance, de rigidité et de concrétude, ce qui se manifeste non seulement dans la pratique clinique des personnes qui expriment une souffrance/un refus de leur sexe biologique (dysphorie de genre) et le besoin d'une transformation littérale de leur corps biologique (transgenre), mais aussi dans la société elle-même, qui insiste sur un regard normalisant, refuse de remettre en question et condamne ceux qui essaient de le faire comme transphobes. Une société vigilante et condamnant (société du Surmoi), mais aussi fabricante d'étiquettes, plutôt que tolérante et pensante.

Comme le dit David Bell (2021), nous vivons dans une société qui semble être passée d'une tolérance et d'une fluidité progressives (dans les races, les apparences, la recherche de l'égalité des droits et l'expression du genre) à une société rigide, concrète et intolérante à l'égard de la pensée. Je dirais que nous sommes passés d'une société répressive à l'époque de la naissance de la psychanalyse à une société aujourd'hui normalisatrice et politiquement correcte. Comme le dit Simona Argentiere (2009), psychanalyste italienne, les questions de genre sont devenues une bataille politique, et c'est à nous, psychanalystes, de récupérer le vertex psychanalytique.

 

Pour ma part, j'ai essayé de comprendre avec les outils dont je disposais - ma pensée psychanalytique et les données de ma pratique clinique.

C'est dans cette quête de sens qu'en 2019 j'ai participé à la première rencontre de l'IPA (International Psychoanalytical Associaton) sur les questions de genre, à Bruxelles - " Perspectives psychanalytiques contemporaines sur la diversité des genres et des sexualités " - mais j'ai vite compris que, plutôt qu'un lieu de questionnement et de compréhension psychanalytique, il s'agissait d'un combat politique pour normaliser les différentes expressions de la sexualité contemporaine. Les questions du public (psychanalystes) sur les communications présentées ont été prises comme des manifestations de transphobie....

Cette rencontre de 2019 m'a également laissé le souvenir que les cas présentés (M à F) étaient des garçons empêchés d'exprimer leur côté féminin dans leur enfance (par ex. s'habiller avec les vêtements de leur mère) et l'observation empirique que ces dernières années, en sens inverse, il y a eu une augmentation des cas de réassignation sexuelle (F à M), ce qui m'a fait me demander comment cela pouvait être compris dans une société qui "autorise" de plus en plus les femmes à exprimer leur côté masculin - s'habiller en pantalon, porter des cheveux courts, être entrepreneur et dans des positions de pouvoir, en étant enfants, être des Tom Boys et de bons footballeurs, comme c'était mon cas… J'ai vite compris que les questions liées à la bisexualité psychique ne pouvaient pas, à elles seules, expliquer le problème de la dysphorie de genre.

 

4.    Le congrès de l'OPS à Paris


Quelques années plus tard, en juin 2024, le destin, ou la chance, m'a conduit à Paris, où j'ai pu assister à un grand congrès pluridisciplinaire - "L'enfant au centre des mutations anthropologiques : l'enfant peut-il encore grandir ? - organisée par l'Observatoire de la Petite Sirène (OPS) et la Society for evidence-based Medicine (SEGM). Il s'agissait d'un symposium international qui s'est déroulé au Palais du Luxembourg, avec des psychanalystes, des psychiatres, des médecins, des généticiens, des biologistes, des philosophes, des sociologues, des anthropologues, des juristes - d'Europe, des États-Unis, d'Australie, du Canada et de Nouvelle-Zélande - qui se sont réunis pour discuter, comprendre et trouver des solutions urgentes au problème de la croissance exponentielle de la dysphorie de genre chez les adolescentes dans le monde entier.

Cette rencontre, organisée par l'Observatoire de la Petite Sirène, présidée par Céline Masson, psychanalyste et professeur des universités, et Caroline Eliacheff, pédopsychiatre et psychanalyste, est née de l'inquiétude suscitée par l'augmentation massive des nouveaux diagnostics de "dysphorie de genre" et d'identité trans chez les mineurs.

 

Aux États-Unis, une adolescente sur 14 se dit transgenre, tandis que dans plusieurs pays, des médecins prescrivent de manière incontrôlée des hormones bloquant la puberté, avec des risques médicaux, à des jeunes souffrant de dysphorie de genre, qui menacent souvent de se suicider si leurs souhaits ne sont pas exaucés.

En mars 2023, une nouvelle loi espagnole permet aux mineurs de subir une transition de genre sans l'accord de leurs parents. Le thérapeute, empêché d'exercer son métier (explorer, discuter, rechercher les causes, proposer des solutions), est obligé de confirmer ce que la personne ressent et de lui fournir tout ce qu'elle demande, sous peine d'amende en cas de refus.

 

Quelles sont les transformations culturelles et sociales responsables de cette croissance exponentielle, qui conduit à des solutions immédiates et littérales, à des passages à l'acte sans remise en question, par le biais de bloqueurs de puberté, ou d'interventions chirurgicales de réassignation de genre, avec des conséquences psychologiques et médicales (cardiovasculaires, cancéreuses, ostéoporose, infertilité) ?

 

5.    L'idéologie du genre


Une histoire qui commence il y a plus de 10 ans, lorsqu'un mouvement activiste cherche à définir les droits et les normes de traitement médical pour les personnes qui se considèrent comme " transgenres ", en faisant pression sur les professionnels de la santé pour qu'ils adoptent ses recommandations afin d'aider les enfants qui se sentent " trans " à effectuer leur transition sociale et médicale, sans que leur demande ne soit remise en question. L'"Observatoire de la Petite Sirène" apparaît comme un avertissement que les cliniciens ne peuvent pas accepter comme des réalités scientifiques des propositions provenant de l'activisme et des médias sociaux, telles que les genres multiples (queer, gender fluid, agender, xenogender, etc...) récemment créées, qui conduisent les adolescents souffrant avec leur genre, à être influencés par cette médiatisation trompeuse :

 

« Il est extrêmement dangereux, par idéologie, qu'un malaise psychologique trouve une solution hormonale et chirurgicale, qu'un changement de corps soit un remède à un questionnement identitaire, dans le cas de personnes en pleine construction physique et psychique, comme c'est le cas à l'adolescence ».  (Masson, C., 2024, p.2)

 

Et une première question m'est venue à l'esprit :


En quoi l'augmentation soudaine des demandes de transition de la part d'une population spécifique, les jeunes adolescents, constitue-t-elle l'expression d'une souffrance intrinsèquement liée aux changements psychologiques internes spécifiques de la puberté, liés à un contexte social spécifique ?

 

Le diagnostic de "dysphorie de genre" (DSM IV) est apparu en 2015 en remplacement du "transsexualisme", jugé discriminatoire, et décrit la souffrance d'une personne qui se désigne comme transgenre en exprimant un sentiment d'inadéquation ou de non-congruence entre son "sexe assigné" et son "identité de genre".

Mais l'expression "sexe assigné" est totalement absurde. Le sexe est une réalité biologique et non un choix. Les biologistes ont toujours reconnu qu'il n'y avait que deux sexes : les hommes et les femmes. On ne peut pas parler de "sexe assigné à la naissance", ce n'est pas une question de jugement. Grâce aux gamètes, aux chromosomes, aux caractéristiques sexuelles primaires et secondaires, il est impossible de se tromper à la naissance dans la plupart des cas.

L'idée que "le sexe est un spectre" ou que les enfants peuvent choisir le sexe qui leur convient est une pure idéologie, une fiction à laquelle certains médecins ont adhéré.

 

C'est aussi ce que soutiennent Claudine Junien et Peggy Sastre, respectivement professeure de génétique médicale et de philosophie des sciences, dans leur article "On naît femme, on ne devient pas" (2017), inversant la célèbre phrase de Simone de Beauvoir "On ne naît pas femme, on le devient". Génétiquement, la similitude entre deux hommes et deux femmes est de 99,9 %, mais elle n'est que de 98,3 % entre un homme et une femme, soit moins que la similitude entre un humain et un chimpanzé du même sexe ! Chaque cellule de l'embryon contient 23 paires de chromosomes et a un sexe déterminé à la conception par la paire de chromosomes sexuels. Tout le monde le sait, mais on continue à penser que les différences sont "hormonales" ou liées au "genre" dicté par l'environnement. (Junien & Sastre, 2017)

 

Lors du congrès à Paris, la richesse de la discussion interdisciplinaire visant à comprendre cette augmentation soudaine de l'expression symptomatique a stimulé ma libre association :

 

(1) L'angoisse pubertaire est légitime et normale, nous savons tous comment la question adolescente commence à la puberté avec la transformation du corps, qui met à nu l'identité sexuelle avec l'émergence de caractères sexuels secondaires, et la nécessité de se défaire de la toute-puissance de la bisexualité infantile. Et, en même temps, un corps qui se transforme soudain, devenant un corps étrange qu'il faudra intégrer à l'identité du jeune. Pour beaucoup, il s'agit d'une angoisse pubertaire normale, d'un conflit entre le "Moi" et le corps étrange, auquel la médecine du XXIe siècle trouvera bientôt une solution. Une angoisse identitaire pubertaire, qui n'a pas eu le temps d'être élaborée, et pour laquelle les media sociaux, tirés par l'internet et les réseaux sociaux, ont rapidement trouvé un nom : "Si vous vous sentez mal dans votre corps, c'est que vous n'êtes pas du bon sexe". L'impuissance infantile renaît à l'adolescence sans temps d'élaboration, car après tout, « je peux choisir mon genre, mon corps, et simultanément conserver ma bisexualité infantile ». Le lobby trans renforce cette omnipotence en parlant de la possibilité d'autodétermination du sexe, ce qui implique simultanément de nier l'origine et la filiation. S'agit-il alors d'une manière biaisée de gagner la lutte des adolescents pour l'autonomie parentale et la séparation des objets infantiles ?

 

(2) D'autres ont évoqué l'influence de la toute-puissance sociale d'aujourd'hui, tout à portée d’un click, en la reliant à l'idée de toute-puissance contre la finitude: bloquer la puberté serait refuser de grandir, refuser d'être adulte, dans une lutte contre la mort. Et je me suis souvenue de la mode actuelle de tant de jeunes filles pubères, préoccupées par les soins de la peau, la consommation additive de crèmes et autres produits pour le visage, non pas pour améliorer leur apparence ou cacher des boutons, mais pour ne pas avoir de rides dans le futur... Moi-même, mère de deux adolescents qui risquent eux aussi d'être intoxiqués par cette mode, je me replonge dans mon adolescence et je me souviens combien, au contraire, nous voulions grandir vite, et combien de fois j'ai menti sur mon âge en faisant semblant d'être plus âgée...

 

(3) D'autres encore ont souligné l'échec du paternel, dans un monde qui quittait sa forme pyramidale pour devenir horizontal - toute verticalité et toute asymétrie devenaient insupportables. Le conflit générationnel a cessé d'être une opposition à la génération précédente pour devenir un refus de celle-ci. Des "digital natives" convaincus qu'ils n'ont plus rien à apprendre de leurs aînés puisque tout le savoir est à portée d’un click sur internet, confondant l'information disproportionnée avec le savoir, et celui-ci avec la sagesse. Mais aussi, faillite du paternel, dans une société qui ne pose plus d'interdits et n'impose plus les limites de la réalité. La réalité devient individuelle et modifiable selon la volonté, le désir et la subjectivité la remplacent, conséquence d'une société individualiste, mais aussi des relations sur les réseaux sociaux, qui, contrairement aux relations en présence physique, n'ont pas besoin d'être négociées ou de trouver des compromis. Non, sur les réseaux sociaux, les amis gênants peuvent être supprimés et rapidement remplacés par d'autres.

 

D'une manière générale, il y a eu une protestation contre cette idéologie sociale, pour laquelle les droits de l'enfant signifient désormais qu'ils peuvent faire ce qu'ils veulent de leur corps. Ils ne peuvent pas se prostituer, mais ils peuvent changer de corps !

Comme dans mon pays, on ne peut voter qu'à 18 ans, mais on peut modifier l'état civil à 16 ans...

 

Un enfant livré à lui-même, contraint de s'autodéterminer (choisir son sexe), empêché de grandir (et de se différencier) en se heurtant à des limites difficiles à franchir, un adolescent sans bases pour construire son identité. Une maison sans murs ne peut pas grandir...

Freud était-il dépassé lorsqu'il a écrit, dans « La civilisation et ses malaises » (1930), que "l'individu doit gérer le conflit entre ses pulsions individuelles et les exigences de la société" ?

 

Mais pourquoi des adolescentes ?

 

Les psychanalystes Céline Masson, Caroline Eliacheff, Thierry Delcourt, la psychologue Paméla Grignon et le linguiste Jean Szlamowicz préfèrent appeler cette dysphorie de genre chez les adolescentes, l'angoisse de sexuation pubertaire ou ASP, proposant une nouvelle nosologie (Masson, 2024).

La dysphorie de genre typique est rare et survient généralement chez les garçons qui, depuis leur plus jeune âge (3 ou 4 ans), ont le sentiment d'être une fille. Un sentiment très fort, qui ne change pas au fur et à mesure que l'on grandit.

L'angoisse de sexuation pubertaire est très différente : elle touche principalement les jeunes filles à la puberté (12 à 13 ans), la demande de changement de sexe est relativement soudaine ("Rapid Onset Gender Dysphoria"), et le nombre de cas a augmenté de façon spectaculaire au cours des dix dernières années. Elle se caractérise par un rejet massif et persistant des changements corporels, qui survient avec l'apparition des caractères sexuels secondaires.

 

En écoutant cette nouvelle définition, je fais un voyage de 25 ans dans le passé pour penser à l'"angoisse de sexuation pubertaire" que j'ai observée chez tant d'adolescents souffrant d'anorexie mentale...

Même si son expression symptomatique, qui apparaît également avec l'apparition de la puberté, a des contours complètement différents de la dysphorie de genre, l'adolescente anorexique recherche la minceur comme moyen d'éviter les formes féminines et la génitalité, en conservant une place infantile.

 

Maria raconte : « Lorsque mes règles sont arrivées et que j'ai commencé à avoir des seins, j'ai senti que je ne m'aimais pas et que je n'aimais pas mon corps, et j'ai décidé de perdre du poids. Je me suis regardée dans le miroir et je n'ai pas aimé mon image. Depuis l'âge de 14 ans, je me trouvais laide, j'étais une adolescente horrible, je pensais que les autres étaient beaucoup plus beaux que moi ».

 

Et je me suis demandé si la dysphorie de genre chez les adolescentes ne serait pas une autre expression du même problème: l'incapacité à mener à bien le processus d'adolescence, le refus de l'identification maternelle/féminine à travers le refus du corps féminin, en raison de la difficulté à élaborer la séparation des objets de l'enfance, dans une société qui a changé ces dernières années, avec l'émergence du monde numérique, les progrès technologiques et médicaux, et la toute-puissance qui leur est associée ?

 

Une deuxième question m'est venue à l'esprit :


Dans l'"angoisse de sexuation pubertaire" de l'adolescent, sommes-nous confrontés à une nouvelle entité clinique, créée par la société du XXIe siècle, ou à un autre nom, créé par l'idéologie du genre, pour une problématique qui existait déjà

 

6.    L'angoisse de sexuation pubertaire dans l'anorexie ?


Plus de diagnostics créent plus de patients..., comme nous le voyons dans la croissance actuelle de l'autisme ou de l'hyperactivité chez les enfants.

"Mais l'autisme n'est plus le même" - me disait récemment une collègue ayant 30 ans d'expérience avec les enfants autistes - "avant c'était une inadéquation sociale, maintenant c'est une sorte de manque d'intérêt pour les autres". La même collègue me dit : "Je suis entrée dans la salle d'attente avec des mères de bébés normaux (prématurés) âgés de 6 mois à 3 ans. Pour faire passer le temps, un écran diffusait une vidéo sur l'importance du jeu infantile. Mais toutes les mères, sans exception, regardaient leur téléphone portable, tandis que les bébés étaient dans leur berceau et regardaient dans le vide." Elle s'approche et dit aux mères, sur le ton de la plaisanterie : "Alors, personne ne parle aux bébés ?". Mais aucune mère n'était contrariée, coupable ou surprise, elles continuaient à faire la même chose, à regarder le téléphone portable... Ma collègue s'approche alors des berceaux et voit les bébés la regarder, avides d'attention, affichant un sourire inquiet, qui lui fait presque monter les larmes aux yeux, face à ces bébés abandonnés par leurs mères...

 

Sommes-nous en train d'élever des adolescents qui ont été peu vus par leurs parents? Qui ont besoin du regard de l'autre pour les aider à nier cet insupportable féminin ?

Un corps qui reste étrange en l'absence de relations sociales identifiantes, dans un monde virtuel désincarné ?

 

C'est alors que les différences entre la dysphorie de genre et l'anorexie ont commencé à me venir à l'esprit...

 

Contrairement à la dysphorie de genre, dans l'anorexie, ce problème de refus du maternel, de lutte contre le corps féminin, comme moyen de différencier le maternel, est inconscient et masqué par un besoin de minceur. Dans la dysphorie de genre (ou anxiété sexuelle pubertaire), il est réel et exigeant. Refus du nom et de la nomination.

 

L'anorexique cherche à contrôler les pulsions de dépendance/voracité, dans une lutte contre la dépendance à l'objet maternel, la minceur et le corps de l'enfant avec des bénéfices secondaires pour maintenir la dépendance. Dans la dynamique thérapeutique Transfert - Contre-transfert, on retrouve cette même oscillation entre rapprochement / éloignement, soutenue par la rationalisation et les défenses obsessionnelles, et la focalisation du problème sur la nourriture apparaît comme un facteur de protection.

 

L'adolescent souffrant d'"angoisse de sexuation pubertaire" exige un passage à l'acte littéral, la séparation d'avec l'objet maternel est encore plus radicale. Beaucoup cessent de parler à leur mère, s'éloignent et rejoignent des groupes TRANS. Dans le mouvement transféro - contre-transférentiel, ce refus de l'analyste se présente comme une impossibilité de comprendre les significations, une opposition radicale à toute remise en question (ressentie comme transphobie, ou incapacité à comprendre), une dévalorisation du thérapeute et de son savoir, une annulation de la hiérarchie symbolique, tant la fragilité identitaire semble grande... Le littéral s'installe dans une confusion entre signe et symbole : "si je n'aime pas mes seins, ou mes hanches, c'est que je dois les enlever ; si je me sens bizarre avec mes caractéristiques féminines, c'est que je suis masculin". Il n'y a pas de place pour la bisexualité psychique, ni pour le symbolique.

 

Dans l'anorexie, la question narcissique se pose : "mon corps aux formes féminines est laid, donc personne ne m'aime". L'adjectif (laid / beau) est ajouté au corps, faisant référence à l'insuffisance de l'objet.

Dans la dysphorie de genre, la question de l'identité est posée : "Ce n'est pas mon corps", le corps étrange, impossible à transformer, doit être enlevé, renvoyant à l'absence de l'objet ?

 

Dans l'anorexie, il s'agit d'une distorsion subjective de son propre regard (un corps mince qu'elle considère comme gros). Tout le monde la voit mince, mais elle insiste sur le fait qu'elle est grosse. L'identification projective naît de la déformation de l'image corporelle de son corps mince. Le corps gros devient alors le résultat du déni et de la projection d'une voracité affective, marque de la dépendance infantile aux objets primaires, et de l'idéalisation d'un corps mince, sans besoin de nourriture/d'autrui.

 

Dans la dysphorie de genre, c'est la distorsion imposée au regard de l'autre, c’est le regard de l'autre qui doit coïncider avec le sien, attestant d'une différence insupportable plus radicale et du besoin de séparation : le nom, le genre dans le regard de l'autre doit confirmer sa subjectivité, même si pour cela il est nécessaire de changer la réalité (omnipotence). L'extériorité - la réalité du sexe et la subjectivité de l'autre - est annulée, et sa subjectivité (désir, idéalisation, déni de la réalité) est imposée : "Alors je ne me sens pas femme, tu ne peux pas me voir comme une femme". La haine du féminin surgit, le refus du symbolique et l'annulation de la différence - "tu dois me voir comme je veux me voir".

 

7.    Le corps souffrant comme miroir social


Si au 19e-20e siècle, c'est le corps symbolique de la pathologie hystérique, l'interdiction et la répression de la sexualité qui ont conduit à la création de la Psychanalyse, dans les années 1980, le sociologue Lipovetsky (1983) parle d'une société occidentale narcissique, liée à l'abondance matérielle et à l'importance de la consommation, mais aussi de la réussite - "on vaut plus pour ce que l'on a que pour ce que l'on est" -, la Société morale était devenue une Société de valeurs, de compétition et d'individualisme, terreau fertile pour l'émergence des pathologies narcissiques et limites, de l'anorexie, et d'autres pathologies addictives.

 

Maria dit : "Je ne sais pas ce que c'est que d'être une femme... une personne mince... Je ne sais pas très bien. Celles qui passent à la télévision sont toutes minces, les mannequins, je voulais leur ressembler"

 

Le corps devenu objet de valeur narcissique, dans une société qui valorise l'indépendance et la réussite, ne laissant aucune place à la vulnérabilité. Être mince, c'est être une femme indépendante, qui réussit et qui contrôle sa faim/pulsion orale.

 

Où en sommes-nous aujourd'hui ?


Au XXIe siècle, un espace virtuel désincarné apparaît : un écran qui crée un espace bidimensionnel et omnipotent au lieu d'un espace intermédiaire et symbolique, terrain propice à l'émergence d'un corps omnipotent et littéral.

Le corps comme miroir du paradoxe de ce 21ème siècle, qui privilégie la liberté/volonté du sujet, où le corps et l'identité deviennent jetables et modifiables - qu'il s'agisse de la couleur des cheveux, des seins, des rides, ou même du choix du sexe et de la couleur des yeux du bébé dans les nouvelles techniques de reproduction, qu'il s'agisse du sexe biologique -, contrastant fortement avec le manque de liberté de pensée qui domine dans cet espace TRANS, où essayer de comprendre, c'est refuser et condamner, être traité de transphobe, dans un univers paranoïaque et inflexible, et très binaire : "tu es avec moi ou contre moi". La binarité de genre est refusée, mais la pensée est binaire, ce qui rend peut-être le travail psychologique de l'adolescent beaucoup plus difficile...

 

Je terminerai cet article par une phrase tirée d'un livre très important paru cette année - The Anxious Generation : How the Great Childhood Revival Causes an Epidemic of Mental Illness (Haidt, Jonathan, 2024) - attestant et comprenant l'augmentation exponentielle de la dépression et de l'anxiété chez les jeunes de 2010 à 2015....

 

"Il s'agit d'une transformation profonde de la conscience et des relations humaines, qui s'est produite, pour les adolescents américains, entre 2010 et 2015. C'est la naissance de l'enfance téléphonique. Elle marque la fin définitive de l'enfance ludique"

 


Références

 

Argentiéri, S. (2009). Travestismo, Transexualismo, transgéneros: identificação e imitação. In Jornal de Psicanálise, 42 (77): 167-185.

 

Bell, D (2021). Do Not Adjust Your Set. Psychoanalytic Reflections on the Explosion in Incidence of Gender Dysphoria in Children and Adolescents. FEP, Bulletin 75, 2021.

 

Freud, S (1930). O Mal-Estar na Civilização. In: Edição standard brasileira das obras psicológicas completas de Sigmund Freud - Vol. XX, p. 73 - I48. Rio de Janeiro: Imago

 

Masson, C. (2024) et al.. L’Angoisse de Sexuation Pubertaire – ASP, Une nouvelle proposition Clinique. Revue Psychiatrie Francaise en ligne (2024).

 

Junien, C.; Sastre, P. (2017): On nait femme, on ne devient pas. Journal Le Monde, (April 11th)

 

Lipovetsky (1983). A Era do Vazio. Ensaios sobre o individualismo contemporâneo. Edições 70, 2013.

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