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  • Photo du rédacteurLa petite Sirène

PAPIER de Christian Godin - n°7

Un mot armé au service de la censure : « transphobie »


À l’expression publique de la transphobie, un délit inscrit dans le code pénal et puni par la loi, s’est ajoutée l’accusation publique de transphobie, qui n’est pas d’abord la dénonciation d’un délit (lorsqu’elle est imaginaire, cette accusation pourrait être condamnée comme injure publique), mais une arme idéologique destinée à censurer la parole et la pensée. Des dizaines de rencontres dans les pays occidentaux, que ce soit dans le cadre académique des universités ou dans celui, plus informel, de conférences et interventions destinées à un plus large public, ont été ces dernières années empêchées par des groupes de transactivistes qui ont fait de l’obstruction pour interdire de parole ceux qu’ils vouent à la vindicte comme transphobes.


Mais qu’est-ce qu’un transphobe pour un transactiviste ? Non pas seulement quelqu’un qui aurait agressé physiquement une personne transgenre, pas seulement non plus quelqu’un qui aurait publiquement proféré des insultes à l’égard des personnes transgenres. À leurs yeux, ne pas faciliter un « parcours de transition » relève de la « transphobie institutionnelle », parler de la souffrance des jeunes tentés par une transition, c’est, comme l’a déclaré Judith Butler, les blesser, et donc provoquer leur souffrance, le simple fait de s’interroger sur le sens du souhait (la volonté présuppose un objectif clairement et distinctement déterminé par la raison) émis par des pré-adolescents de « changer de sexe », de faire part de son désaccord sur le traitement pharmacologique et chirurgical du corps de ces jeunes à jamais amputés dans leurs capacités physiques, sexuelles et psychiques, est de la transphobie. En novembre 2022, Caroline Eliacheff et Céline Masson, venues présenter leur ouvrage, La Fabrique de l’enfant transgenre, dans le cadre de Citéphilo, à Lille, ont été interdites de parole par des militants transactivistes qui avaient investi la moitié de la salle, aux cris, inlassablement répétés, de « La transphobie tue », laissant ainsi entendre que ces deux auteures seraient responsables des suicides, et donc, selon leur logique, des assassinats des jeunes transgenres. Pourtant l’ouvrage ne faisait que dénoncer un scandale sanitaire, dont un nombre croissant de décideurs prend d’ailleurs enfin conscience.


La fabrication du terme de « transphobie » s’inscrit dans une tendance contemporaine à criminaliser des comportements et des affects, et non plus seulement des actes. Dans cet élargissement du domaine du délit, il n’est pas impossible de reconnaître le retour du refoulé chrétien. Avec la mort de Dieu, l’obsession du péché avait disparu, mais elle revient sous une autre forme. De même, que du point de vue de l’idéologie postcoloniale, le Blanc garde toujours en lui un fond de racisme, quand bien même il n’aurait jamais commis de sa vie une quelconque agression contre les personnes de couleur (comme on disait naguère), quand bien même il n’aurait jamais prononcé la moindre parole de mépris ni, a fortiori, exprimé de haine. Comme jadis le plus dévot des chrétiens pouvait être réputé vivre en état de péché, malgré ses confessions répétées, malgré ses pénitences extrêmes, aujourd’hui le citoyen le plus honnête et le plus libéral dans ses paroles et dans ses actes, le plus irréprochable dans son comportement, va se voir accusé, par des militants qui ne comprennent le monde qu’en termes d’amis et d’ennemis, de transphobie dès lors qu’il exerce sa faculté de juger.


L’introduction de la « phobie » dans le vocabulaire accusatoire ne manque pas de poser problème. La psychanalyse, qui en a fait la théorie, définit la phobie comme une répulsion issue de représentations inconscientes, une répulsion associée par ailleurs à un désir (l’inconscient ignorant la contradiction). L’agoraphobe, par exemple, ne sait pas que l’angoisse ou la terreur que lui cause l’espace public vient de son angoisse ou de sa terreur d’être victime d’une agression sexuelle. Il ne sait pas non plus que sa phobie, qui unit, conformément à l’étymologie grecque du mot, les dimensions de crainte et de détestation (nous avons la propension à craindre ce que nous n’aimons pas et de haïr ce qui nous fait peur), l’expression inversée d’un désir.


On voit en quoi consiste le caractère problématique de l’usage de ce terme de « phobie » à propos des réactions de rejet auxquelles les personnes transgenres sont en butte. La haine est ouverte, elle vise l’élimination de son objet ; quand elle est rentrée, elle en rêve. Il faut des circonstances sociales et historiques exceptionnelles pour que la haine, d’individuelle qu’elle était, devienne collective et débouche sur des actions de barbarie (comme lorsque le pouvoir nazi a enclenché, dans le secret tout de même, le programme d’élimination systématique des malades mentaux). Le seul élément qui pourrait justifier l’emploi du terme de « phobie » à propos d’une attitude de répulsion qui n’est pas forcément haineuse est sa dimension inconsciente : l’homosexuel, par exemple, est d’autant plus détesté par l’homophobe que celui-ci abrite des tendances homosexuelles fortes, de même, la transphobie pourrait s’expliquer par le rejet compensatoire et violent d’une tendance contenue en soi, ne serait-ce que de façon intermittente et éphémère, le désir d’être de l’autre sexe. À l’instar du criminel, le transgressif peut être secrètement envié car, à la différence de la grande majorité des citoyens, il a la force de passer outre aux règles et aux lois communes.


Les psychologues et les psychanalystes qui étudient le phénomène transgenre sont parfaitement conscients de tout cela, et c’est pourquoi les accuser de transphobie est une infamie. Mais d’où peut provenir cette diffamation, à quel objectif, plus ou moins secret, plus ou moins avoué, répond-elle ?

Les transactivistes considèrent que le ressenti exprimé par les jeunes d’être « nés dans un mauvais corps » et que leur « volonté » (en réalité un fantasme) de « changer de sexe » (comme si la chose était possible) sont des absolus dont il est intolérable de rechercher les conditions et les conséquences. C’est ainsi que d’un revers de coude sont écartées en même temps la biologie, la sociologie et la psychologie, c’est-à-dire les trois sciences permettant d’expliquer et de comprendre la nature et le comportement de l’être humain. Dans un grand élan obscurantiste qui est celui du transactivisme, où toute culture et toute rationalité sont récusées, la simple interrogation critique sur le phénomène transgenre - d’où vient le désir de certains jeunes de changer de genre ? est-il normal de transformer une existence en destin par des opérations de « réassignement de genre » irréversibles ? - est une preuve de transphobie.


L’objectif de cette accusation apparaît en toute clarté : il s’agit, par ce mot qui est à la fois une insulte, une accusation et une arme idéologique, de faire taire et d’empêcher la libre expression publique de la pensée de tous ceux qui sont étrangers à la « communauté ». Le transactivisme est l’une des modalités les plus résolues du wokisme.


Cette utilisation de la « phobie » présupposée a connu, avec l’islamophobie, un précédent. Ce néologisme a été diffusé, après la révolution de 1979, par les autorités religieuses en Iran pour faire taire les ennemis politiques, réels ou supposés, du nouveau régime. Dès lors que celui-ci représentait l’islam dans sa pureté, s’opposer au pouvoir des ayatollahs et des mollahs signifiait être un ennemi de l’islam. L’islamisme sunnite, qui n’entendait pas se laisser déposséder de la pureté de la Foi musulmane, s’emparera bientôt de cette arme de destruction symbolique massive : l’islamophobie sera érigée, avec la complicité active de la gauche divine occidentale, en racisme dominant, destiné à détrôner l’antisémitisme, autre manière d’écarter les Juifs de la scène et des discours. On sait que qualifier une personne publique d’« islamophobe » vaut condamnation au silence, voire à mort. De fait, aucun metteur en scène de théâtre n’osera plus monter la pièce de Voltaire, Mahomet, aucun metteur en scène de cinéma n’imaginera même plus réaliser un film sur la vie du Prophète.


Dans nos sociétés, la menace du despotisme et du totalitarisme, qui est sa forme extrême, ne vient plus seulement du pouvoir politique, de l’État, mais de la société civile. Tirant profit de la passivité et de la résignation de la grande majorité des citoyens, les groupes activistes, même très minoritaires au départ, font de l’entrisme dans les différentes organisations, exercent une pression accrue sur les responsables politiques, depuis les municipalités jusqu’au sommet du pouvoir, et parviennent à peser de tout leur poids, qui est pourtant objectivement faible, pour faire changer les lois et les mentalités. Il y a là un réel danger, non seulement pour la démocratie, mais pour l’ensemble de la culture. La lutte contre la transphobie est un devoir, la lutte contre l’usage outrancier et orienté du mot en est un autre, aussi important.


Christian Godin


 

Christian Godin, philosophe. Auteur notamment de La crise de la réalité. Formes et mécanismes d'une destitution, Champ Vallon, 2020, La Société schizophrène, Pocket Agora, 2021.

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