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LA (TROUBLANTE) CONFUSION DU SEXE ET DU GENRE

  • Photo du rédacteur: La Petite Sirène
    La Petite Sirène
  • 2 juil.
  • 34 min de lecture

Cette contribution avait été rédigée pour être publiée dans l’ouvrage des « Mélanges en l'honneur de Pierre

MURAT » aux Editions Dalloz et LexisNexis, 2025, p.305-324.


Jean-Louis RENCHON, Professeur émérite à l’UCLouvain et à l’UCLouvain-Saint-Louis – Bruxelles, Avocat au barreau de Bruxelles.


INTRODUCTION


1. Nous ne dirons jamais assez notre admiration à notre collègue Pierre MURAT.


Au long de sa magnifique carrière académique, il a en permanence allié la rigueur scientifique à une pensée profondément humaniste. Si j’y ajoute le sens de l’amitié – et je ne peux manquer d’évoquer à cet égard les deux voyages que grâce à Pierre j’ai pu organiser pour nos étudiants du master en notariat de l’UCLouvain à Grenoble et nos mémorables soirées avec ses étudiants dans une auberge du Vercors ou dans la grange mise à notre disposition par son voisin vigneron – Pierre incarne pour moi l’idéal le plus noble de la vocation et de la responsabilité d’un universitaire.


2. Je vais m’attacher dans cet ouvrage d’hommage à aborder une thématique qui fait assurément débat et, davantage, suscite la polémique.


Ce n’est pas une raison de s’interdire effectivement de « penser », en interrogeant ce qui est à tout le moins « troublant » (1).


J’espère simplement ne pas trop m’éloigner du type de réflexion que le professeur Pierre MURAT nous a si souvent proposé.


3. En l’espace d’un petit nombre d’années, il s’est en effet produit, dans nos sociétés occidentales, une confusion des concepts du sexe et du genre, comme s’il s’agissait de moins en moins de deux notions distinctes, comme si le genre équivalait au sexe, comme si le sexe s’était dilué dans le genre...


Cette confusion, que Pierre MURAT avait d’ailleurs remarquablement mise en évidence dans une de ses plus récentes publications (2), s’est généralisée, dans le langage courant comme dans le langage juridique (§ 1). Elle a induit un ensemble de conséquences qui n’avaient probablement pas été suffisamment appréhendées mais qui s’avèrent à tout le moins problématiques (§ 2).


1 On aura immédiatement perçu que l’intitulé de cette contribution renvoie à ce que Judith Butler avait appelé, dans un ouvrage souvent cité, le « trouble dans le genre ».


§ 1. Une confusion généralisée


A. L’émergence progressive d’une confusion


  1. Jusqu’il y a peu, on ne concevait pas de recourir dans notre langue française à un autre concept que le « sexe » pour identifier respectivement les hommes et les femmes. Simone de BEAUVOIR, dont il serait difficile de contester la place qu’elle a pu prendre dans le combat qui fut mené en Occident au cours du XXème siècle pour l’émancipation des femmes et l’instauration progressive de l’égalité entre les hommes et les femmes, avait à l’époque intitulé son plus célèbre ouvrage « Le deuxième sexe »[^3], tandis que Françoise HERITIER avait recouru au concept de la « valence différentielle des sexes » pour analyser la prévalence sociale des hommes sur les femmes[^4].


  2. Le concept de « sexe » renvoie aux différences biologiques[^5] entre l’homme et la femme et permet ainsi de distinguer les hommes des femmes au regard de ces différences biologiques dont les plus marquantes – mais ce ne sont certainement pas les seules – sont celles qui les prédisposent à exercer une fonction différente pour la reproduction des êtres humains. Au regard de ces caractéristiques différentes, il y a deux sexes dans l’espèce humaine : les hommes appartiennent au sexe masculin et les femmes appartiennent au sexe féminin. C’est encore si évident que la première question qui continue à venir spontanément à l’esprit des proches et des amis lors de la naissance d’un enfant[^6] est presque systématiquement : c’est une fille ou un garçon ?


  3. Telle est exactement aussi la signification juridique de la notion de sexe, lorsque le sexe d’un enfant est immédiatement mentionné dans son acte de naissance[^7]. L’identification de son sexe masculin ou féminin correspond donc aux caractéristiques biologiques qui permettent de différencier un garçon d’une fille, et c’est sur la foi d’une constatation effectuée par le médecin qui délivre le certificat requis pour la déclaration de naissance que ce sexe de l’enfant aura été déterminé. On verra bien sûr que cette signification juridique – identique à celle du langage courant – est aujourd’hui devenue problématique, mais, dans l’acte de naissance d’un enfant, c’est toujours cette signification qui prévaut.


  4. La notion de « genre », lorsqu’elle fut utilisée pour qualifier les relations entre les hommes et les femmes, a, par contre, une signification très différente. C’est au demeurant une notion du langage courant à laquelle il est recouru dans de multiples situations. Elle permet de mettre en évidence des traits spécifiques d’un être humain, d’un comportement humain, d’une création humaine ou, aussi, d’une chose du monde matériel. On l’emploie dans des expressions telles que « ce genre d’individu », « tel genre littéraire », « faire mauvais genre » ou une « expérience unique en son genre ». Appliquée de façon particulière aux hommes et aux femmes, cette notion a dès lors été utilisée pour renvoyer à des traits spécifiques autres que biologiques que les civilisations humaines ont généralement reconnus et attribués aux hommes, d’une part, et aux femmes, d’autre part. Dans cette acception, le genre correspond ainsi à ce qu’une société suppose ou considère être masculin ou féminin ou en tout cas davantage masculin ou davantage féminin. Ce sont donc des « représentations » culturelles et sociales de la masculinité ou de la féminité qui sont élaborées ou « construites » au sein d’une société. Ces « constructions » ont pu éventuellement se référer à certaines des différences biologiques entre les hommes et les femmes, telles celles ayant consisté à affirmer qu’une femme serait « destinée » à être mère ou que les femmes seraient plus sensibles que les hommes, mais d’autres n’ont le plus souvent été que des productions purement idéelles qui traduisaient en réalité les rapports de domination exercés par les hommes sur les femmes.


  5. Ce qu’on a appelé, en ce sens-là à tout le moins, les « études de genre » ont ainsi cherché à repérer comment dans l’histoire, lointaine ou proche, on a pu associer à chacun des deux sexes de l’humanité des attributs, des fonctions, des comportements, des rôles et des statuts qui permettaient de légitimer les inégalités systémiques introduites dans les relations entre les hommes et les femmes et le pouvoir que les hommes avaient entendu prendre sur les femmes. Pareille analyse ne remet a priori pas en cause la réalité des différences biologiques entre les sexes. Il ne s’agit que de « déconstruire » ce qu’on avait pu présenter comme étant intrinsèquement lié au fait biologique d’être une femme ou d’être un homme, alors qu’il n’y avait précisément eu là que des « constructions » arbitrairement imposées aux femmes par les hommes dans les sociétés dites patriarcales.


  6. En adoptant cette perspective, on a pu mettre en lumière ce qu’on a appelé des « stéréotypes de genre », tantôt simplement descriptifs, tantôt, au contraire, qui auraient été ou seraient encore prescriptifs. Ce sont des inclinations, des « expressions »[^8] et des comportements spécifiques qui seraient adoptés respectivement par les hommes ou par les femmes ou requis des hommes ou des femmes, conformément aux représentations qu’une société se fait du masculin ou du féminin, en lien ou non avec leurs caractéristiques biologiques. Ces stéréotypes de genre ont pu à juste titre être décrits comme étant « oppressifs » et dès lors voués à disparaître, même si on a pu parfois en présenter une vision caricaturale[^9]. On ne discutera pas ici – d’autant que c’est sujet à controverse – de la question de savoir si les différences biologiques entre les hommes et les femmes, comme entre les garçons et les filles, n’induiraient effectivement pas d’éventuelles différences dans leur approche respective de l’existence humaine et dans leur rapport au monde, à autrui, à l’enfant, aux liens sociaux, même s’il est probable que la réponse puisse être affirmative[^10].


  7. Ce qu’il y a lieu par contre de mettre en évidence, c’est qu’alors même qu’un grand nombre de représentations culturelles et sociales d’un genre masculin et d’un genre féminin sont dans nos sociétés démocratiques progressivement déconstruites, le terme de « genre » a étrangement été substitué récemment à celui de « sexe » pour qualifier les hommes et les femmes, les relations qu’ils entretiennent entre eux et la manière dont ces relations sont organisées par la société. On a ainsi tout à coup parlé de l’égalité des genres plutôt que de l’égalité des sexes, et on a vu, par exemple, apparaître des ministres à « l’égalité des genres »[^11]. Ce n’est sans doute pas généralisé[^12], mais on évoque de plus en plus fréquemment les relations entre les « genres »[^13], comme si la notion de sexe n’était plus pertinente, comme si ce n’était plus – ou si c’était moins – leur sexe mais davantage leur genre, c’est-à-dire a priori les représentations du masculin et du féminin, qui permettraient de distinguer les hommes des femmes, alors même que ces représentations avaient précisément été perçues comme ayant été socialement construites et qu’il y avait dès lors lieu pour beaucoup d’entre elles en tout cas de les « déconstruire » ! La confusion entre sexe et genre était par conséquent en marche…


  8. Une autre évolution s’est parallèlement produite, même si elle n’a pas été concomitante. Elle a procédé de l’émergence d’une notion différente qui fut celle de l’« identité de genre ».


Alors que la notion de « genre » renvoie à la manière dont une société construit généralement les représentations culturelles et sociales de ce qui serait spécifiquement masculin ou féminin, l’« identité de genre » correspond à la manière dont un individu se représenterait personnellement comme étant de genre masculin ou féminin.


Il s’agit alors de « son » genre masculin ou féminin qui pourrait ne pas ou ne plus correspondre pour lui à ces représentations culturelles et sociales du « genre » masculin ou féminin et qui pourrait d’ailleurs aussi ne pas ou ne plus correspondre à son sexe masculin ou féminin.


En ce cas, le « genre » spécifique d’un individu ne coïnciderait alors plus avec son sexe.


Dans cette perspective, l’identité de genre fut alors perçue, en tout cas dans un premier temps, comme pouvant ou devant précisément être distinguée du sexe, sauf que, comme on le verra, une confusion du même « genre » – si on peut en revenir au sens courant du mot « genre » – que celle explicitée ci-avant allait aussi se produire lorsque qu’une « identité de genre » différente du sexe de la personne concernée conduirait à considérer que cette « identité de genre » deviendrait son « sexe ».


  1. Le concept d’« identité de genre » avait donc été élaboré pour ne désigner a priori, puisqu’il s’agit précisément de son « identité de genre », que l’identification d’une personne au genre masculin ou féminin ou éventuellement aux deux ou à aucun des deux.


L’identité de genre est, en d’autres termes, la perception qu’une personne peut avoir d’elle-même sur une échelle des représentations qu’on peut se faire du masculin ou du féminin, en relation ou non avec son sexe. C’est donc, a-t-on dit, ce que cette personne « éprouve » ou ce qu’elle « ressent » à propos de « son » propre genre, quand bien même cette identité ne serait pas en conformité avec son sexe.


On a ainsi parlé de personnes « cisgenres » lorsque leur identité de genre correspond à leur sexe, et de personnes « transgenres » lorsqu’elle ne correspond pas à leur sexe.


Or la confusion, en ce qui concerne les personnes transgenres, allait aussi en définitive se mettre en marche, au sens où un glissement s’opèrerait progressivement du genre au sexe, car leur identité de genre les amena à considérer, lorsque celle-ci ne correspondait pas à leur sexe, qu’elles « appartiendraient » à un autre « sexe » que leur sexe mentionné dans leur acte de naissance.


  1. On sait que c’est à l’origine dans le milieu médical que pareille éventuelle distorsion entre le sexe et le genre d’une personne fut il y a maintenant déjà de nombreuses années objectivée. Ces médecins se préoccupèrent en effet de prodiguer légitimement leur attention et, s’il y avait lieu, leurs soins à ces patients qui les consultaient.


Il est significatif qu’on ait parlé, dans le langage médical, d’une « incongruence de genre » ou d’une « dysphorie de genre », car l’accent est alors toujours effectivement mis sur leur « genre » qui diffère précisément de leur sexe, mais on a pu parler aussi leur « sexe psychologique » pour exprimer que cette personne s’identifie « psychiquement » à un autre genre que son sexe.


Mais évoquer leur « sexe » psychologique consistait déjà à s’éloigner de la notion proprement dite de « sexe » correspondant aux caractéristiques biologiques spécifiques de l’homme et de la femme.


De là, comme on le verra (infra, n°22), on allait peut-être plus aisément passer de leur « sexe psychologique » à leur « sexe juridique » qu’il y aurait alors lieu de distinguer de leur « sexe biologique ».



  1. Il n’a jamais été clair – a fortiori depuis qu’a émergé dans nos ordres juridiques un principe d’autodétermination de son genre (et de son sexe) – si pareille dysphorie de genre procédait d’un vécu intérieur qui s’impose à une personne et qui la détermine à son insu, hors sa volonté, sans qu’elle ne l’avait choisi ni pu le choisir, ou si, au contraire, il y aurait lieu de la considérer comme procédant d’une nouvelle « liberté » de chacun de déterminer soi-même, selon son désir et ses choix personnels, l’identité de genre qu’il entend se construire.



Pareille question paraît aujourd’hui d’autant plus difficile à circonscrire qu’on a parallèlement pu prendre conscience de l’extraordinaire plasticité du cerveau humain et qu’une dysphorie de genre peut dès lors être « déterminée » tant en raison de causes d’ordre génétique ou endocrinien qu’en raison de facteurs environnementaux, culturels, affectifs ou relationnels, y compris l’emprise exercée sur certaines personnes – et notamment les enfants ou les adolescents – par d’autres personnes ou aujourd’hui par les réseaux sociaux.


Mais c’est aujourd’hui ambigu, car nos législations ont progressivement évolué vers la reconnaissance d’un droit pour toute personne de déterminer elle-même librement son genre (et même en définitive son sexe) sur la seule base d’un choix personnel, alors que, dans le même temps, un certain nombre de personnes transgenres revendiquent un accès le plus large aux soins médicaux dont elles auraient besoin et au remboursement intégral de ces soins, car elles seraient déterminées par ce qui s’impose à elles sans qu’elles l’aient voulu[^15].


B. Une manifestation particulière de la confusion du sexe et du genre :


l’évolution de la législation belge relative au « changement de sexe »

15. On peut assurément trouver dans l’évolution en dix années de temps de la législation belge relative à ce qu’on appelait à l’époque le « changement de sexe » et que le législateur a désormais considéré comme une « modification de l’enregistrement du sexe » une manifestation explicite de cette confusion généralisée entre le sexe et le genre.

16. Lorsque le législateur belge adopta la loi du 10 mai 2007[^16], on évoquait alors encore le syndrome médical du transsexualisme.

En raison de la distorsion qu’une personne éprouvait au plus profond d’elle-même entre son genre et son sexe, au point d’en appeler à ce que son corps sexué puisse être adapté à son genre, les médecins lui avaient donné la possibilité, après s’être assurés qu’elle s’y adapterait psychiquement, de suivre des traitements – hormonaux et chirurgicaux – au demeurant particulièrement lourds qui feraient se rapprocher son « sexe » de son identité de genre.

On parlait en ce cas d’une « réassignation sexuelle ». On aurait plutôt dû dire une réassignation « sexuée »[^15].

17. En 2007, le législateur belge avait alors décidé de permettre à ces personnes, après leur « réassignation », de faire modifier la mention juridique de leur sexe en effectuant à cette fin une déclaration devant l’officier de l’état civil.

Elles devaient lui produire un certificat de deux médecins – un psychiatre et un chirurgien – attestant à la fois qu’elles avaient subi « dans la mesure de ce qui était possible et justifié du point de vue médical » une « réassignation sexuelle » qui les faisait correspondre – à tout le moins partiellement – au sexe opposé à celui mentionné dans leur acte de naissance et à la fois qu’à la suite de cette réassignation, elles ne pourraient plus concevoir des enfants conformément à leur « sexe précédent ».

Dans ce contexte, on ne s’était à vrai dire pas posé la question de savoir si c’était bien le « sexe » de cette personne qui avait « changé ». La réassignation sexuelle qui avait été réalisée conduisait à considérer qu’elles avaient effectivement changé de sexe, d’autant qu’elles ne pouvaient plus procréer selon leur sexe de naissance.

Ce fut ainsi son « sexe » proprement dit, dans l’acception qui avait toujours existé jusque-là, qu’on considéra comme étant « devenu » le sexe opposé à celui originairement retenu dans l’acte de naissance. Une femme était alors « devenue » un homme, et un homme était « devenu » une femme, sans qu’on en avait aperçu trop de difficultés, dès lors qu’elle ou il l’était en partie devenu – même si ce ne l’était que d’une certaine manière – à la suite des traitements hormonaux et chirurgicaux qu’ils avaient subis.

18. Et puis, comme on le sait, tout a été pensé différemment, même ce ne fut pas aussi clair qu’on a pu le présenter.

Deux ordres de considérations avaient fait substantiellement bouger les lignes.

D’une part, le respect dû à l’intégrité physique de la personne conduisit à considérer qu’un Etat ne pouvait exiger d’une personne qui s’éprouve d’un genre différent de son sexe qu’elle soit contrainte, pour obtenir la reconnaissance juridique d’un changement de son identité, de subir préalablement un traitement médical entraînant sa stérilité[^17].

D’autre part, et c’est là qu’est intervenu un véritable bouleversement du regard porté sur ce qu’on avait appelé le transsexualisme, le législateur belge adopta le point de vue – qui était aussi exprimé dans des instances européennes et internationales – qu’en définitive il n’y avait pas dans une dysphorie de genre le moindre syndrome d’ordre médical, qu’il fallait dès lors « démédicaliser » la situation des personnes transsexuelles désormais qualifiées de personnes transgenres[^18] et qu’il s’agissait au contraire de permettre à toute personne de s’« autodéterminer » en disposant de la liberté non seulement de définir elle-même son « identité de genre » mais au surplus de faire modifier, sans être soumise à une quelconque condition, ni d’ordre médical[^19], ni même en ce qui concernerait son apparence, l’enregistrement de son « sexe » dans les registres de l’état civil.

19. Les termes exacts de l’actuel article 135/1 du Code civil belge[^20] sont dès lors rédigés de la manière suivante : « Tout belge majeur ou tout belge mineur émancipé[^21] ou tout étranger inscrit aux registres de la population qui a la conviction que le sexe mentionné dans son acte de naissance ne correspond pas à son identité de genre vécue intimement peut faire la déclaration de cette conviction à l’officier de l’état civil ». S’il veille à se représenter trois mois au plus tôt et six mois au plus tard après cette déclaration devant l’officier de l’état civil, celui-ci, en l’absence d’un éventuel avis négatif du Procureur du Roi[^22], établira d’office un « acte de modification de l’enregistrement du sexe » de la personne concernée.

La seule contrainte qui fut imposée par le législateur fut, dans la loi de 2017, que cette modification de l’enregistrement du sexe était irréversible, sauf circonstances exceptionnelles laissées à l’appréciation du tribunal de la famille.

20. La confusion entre le sexe et le genre devenait alors totale, jusque dans les termes mêmes employés dans la disposition légale, puisqu’une « identité de genre » peut devenir le seul critère du sexe d’une personne. Son « genre » est aussi son « sexe ».

Une femme qui s’estime être du « genre » masculin peut ainsi être identifiée comme étant désormais du « sexe » masculin, et un homme qui s’estime être du « genre » féminin peut désormais être identifié comme étant du « sexe » féminin, alors qu’ils auraient conservé toutes les caractéristiques biologiques et physiques de leur sexe[^23].

21. Au surplus, cette réforme législative fut partiellement censurée par la Cour constitutionnelle belge[^24], au motif qu’en n’ayant pas permis aux personnes transgenres dont l’identité de genre serait « fluide » ou serait « non binaire » de faire modifier régulièrement l’enregistrement de leur sexe ou de disposer d’une identité juridique qui ne serait ni du « sexe » masculin ni du « sexe » féminin, ces personnes avaient été discriminées par rapport aux autres personnes transgenres.

En ne tranchant cependant pas encore la question de savoir comment il pourrait être remédié au constat d’inconstitutionnalité relatif aux personnes dont l’identité de genre serait non binaire, le législateur belge a supprimé, par une récente loi du 20 juillet 2023, la disposition légale en vertu de laquelle la modification de l’enregistrement du sexe d’une personne transgenre dans les registres de l’état civil était en principe irrévocable.

22. Afin de justifier cette assimilation par le droit du sexe au genre, la doctrine en est venue à créer le concept de « sexe juridique »[^25] qu’il y aurait alors lieu de distinguer de la notion du sexe renvoyant aux caractéristiques biologiques des hommes et des femmes.

L’assimilation de l’identité de genre au sexe serait ainsi circonscrite au sexe dit « juridique » qu’on pourrait d’ailleurs alors étendre à d’autres éventuelles catégories que les seuls sexes « juridiques » masculin et féminin.

Le sexe biologique, lorsqu’il serait ainsi éventuellement complètement dissocié du sexe juridique, ne serait plus qu’une donnée personnelle comparable à d’autres données personnelles qui ne relèveraient plus de l’identité juridique des êtres humains.

On verra cependant les difficultés qui peuvent résulter de pareille conception.

Il aurait été plus cohérent de continuer à distinguer clairement le genre et le sexe, en ne conférant pas au même terme – le sexe – deux significations radicalement différentes qui peuvent conduire à ce qu’une personne soit dotée d’un sexe dit « juridique » à l’exact opposé de son sexe biologique.



C. Les arguments parfois avancés à l’appui de la confusion du sexe et du genre

23. Afin d’assimiler le sexe au genre, d’aucuns ont cherché à soutenir qu’il n’y aurait en définitive pas à catégoriser au sein de l’espèce humaine deux « sexes » différents et qu’il n’y aurait plus rien d’autre à prendre en considération que le genre – ce qui conduirait alors à ne plus parler que du genre spécifique à chaque être humain et à récuser la notion de sexe.


Deux arguments ont à cet égard particulièrement été invoqués. On a pu y avoir ce qu’on a parfois appelé la « théorie du genre ». Mais ces arguments de type idéologique peuvent, me paraît-il, en termes scientifiques, être aisément réfutés.


  1. Le sexe serait lui-même une construction sociale


  1. Calquant en quelque sorte leur analyse sur celle ayant mis en évidence que les représentations du « genre » masculin ou féminin ont le plus souvent été des constructions sociales et culturelles, ces auteurs, parmi lesquels on cite le plus souvent la philosophe américaine Judith BUTLER[^26], ont considéré qu’en ayant reconnu l’existence de deux sexes différents au sein de l’espèce humaine, on aurait aussi procédé à une « construction » sociale.

  2. Il n’y aurait en réalité là qu’un processus opératoire ou « performatif » ayant institué deux « catégories » d’êtres humains – les hommes et les femmes – et créé arbitrairement un « ordre hétéronormé » – c’est-à-dire la différence des sexes – avec l’objectif de permettre aux hommes d’exercer leur emprise sur les femmes et aux hétérosexuels d’exercer leur emprise sur les homosexuels.

    Le sexe mentionné dans l’acte de naissance de chaque être humain aurait dès lors été arbitrairement « assigné », c’est-à-dire imposé par l’État.

    Afin d’en finir avec cette « domination », il serait temps aujourd’hui de « déconstruire » aussi ces deux « catégories » et d’abolir la différence des sexes[^27], de telle sorte que la notion elle-même de sexe n’aurait plus guère de pertinence.

  3. Mais c’est là aussi une confusion à laquelle il est procédé.

    Sans doute, est-il évident que les « catégories », comme les concepts, sont des constructions humaines, au demeurant particulièrement utiles, puisqu’elles nous permettent de nous représenter, dans notre langage qui caractérise la condition humaine, ce qui, dans la réalité, est différent : le jour et la nuit, la vie et la mort, le lion et la gazelle…

    Ces « constructions » ne procèdent cependant pas d’une imagination débridée ou délirante. Elles sont le fruit d’un travail rigoureux d’observation et d’analyse du monde habité par les êtres humains.

    Les catégories du « sexe masculin » et du « sexe féminin » ont dès lors assurément été humainement construites, mais sur la base d’une réalité empirique – l’existence des choses en elles-mêmes – qui s’impose aux êtres humains : les hommes sont différents des femmes, en raison des caractéristiques biologiques différentes dont ils se trouvent respectivement dotés, au fur et à mesure de leur développement, depuis l’embryogenèse, et tout au long de leur existence.

    C’est dès lors, au contraire, une « construction » imaginaire celle qui consiste à prétendre que la différence des sexes n’existerait pas. Ce n’est pas parce que les sociétés humaines ont construit, sur la base de cette différence, des représentations ou des normes ayant conduit à justifier le pouvoir exercé par les hommes sur les femmes que les hommes et les femmes seraient eux-mêmes une production idéelle ne correspondant à aucune réalité « naturelle ».

    Ce n’est parce que des « exploitants » dévastent la forêt amazonienne, sous le couvert d’arguments qu’ils produisent pour le justifier, que la forêt amazonienne n’existerait pas, même si ce sont les hommes qui l’ont appelée une forêt et qui ont appelé Amazone le fleuve qui la traverse. Ce sont leurs arguments qu’il y a lieu de déconstruire. Ce n’est pas la réalité « naturelle » de la forêt amazonienne.

  4. L’existence des inter-sexuations

  5. Un autre argument repose sur l’existence de personnes qu’on appelle « intersexuées » ou « intersexes », c’est-à-dire qui naissent ou qui se développent avec certaines caractéristiques biologiques relevant des deux sexes de l’espèce humaine.

    On voudrait alors en induire qu’il existerait, en réalité, une palette de configurations sexuées qui remettraient en cause les « catégories » respectives du sexe masculin et du sexe féminin.

    Ces situations sont assurément complexes et méritent évidemment d’être prises en considération avec le plus profond respect par la médecine et par nos systèmes juridiques.

  6. Mais, d’une part, il s’agit malheureusement là d’accidents – comme il en existe de multiples autres types – lors du développement d’un être humain depuis sa fécondation par la rencontre des gamètes féminins et masculins, et ces accidents sont marginaux, même si, en fonction de la position qu’on adopte au regard de cet argument, on cite des chiffres fort différents.

    D’autre part, une intersexuation ne correspond pas à un prétendu troisième sexe de l’espèce humaine. Elle ne fait que confirmer, au contraire, qu’il n’y a de caractéristiques biologiques que féminines ou masculines.

    Lorsque certaines personnes transgenres revendiquent une identité de genre non binaire, en estimant n’avoir ni un genre masculin, ni un genre féminin, c’est bien d’une identité de « genre » dont il s’agit qui n’implique pas, au regard de la réalité, ni qu’il y aurait davantage que deux sexes dans l’espèce humaine, ni que la différence des sexes n’existerait pas.


§ 2. Les effets problématiques de la confusion entre le sexe et le genre


  1. Ramener progressivement le sexe au genre, en allant même jusqu’à soutenir qu’il n’y aurait de sexe que le genre, induit, tant au plan symbolique qu’au regard de ses incidences juridiques concrètes, des effets qu’on peut à tout le moins qualifier de problématiques.


A. L’estompement du réel


  1. Il ne peut être question, dans une société démocratique, de mettre en cause ce que les personnes transgenres expliquent éprouver d’une distorsion entre leur « ressenti » et leur sexe. Elles ont évidemment à être entendues et respectées dans ce qu’elles expriment.

    D’une part, tout acte de violence, d’insulte ou de mépris est inacceptable, au même titre qu’à l’égard de toute personne, quand bien même la violence, l’insulte et le mépris ne cessent d’être pratiqués dans les relations personnelles ou sociales et même dans le monde politique[^28].

    D’autre part, il est juste que nos systèmes juridiques veillent répondre adéquatement à ces situations, quelles que soient les difficultés qu’il puisse y avoir à trouver la réponse adéquate.

  2. La question qui est posée est par contre celle de savoir ce que nos systèmes juridiques ont mis en œuvre lorsqu’il a été décidé qu’en fonction de l’identité personnelle de genre d’une personne transgenre, il pourrait être acté qu’elle « appartient » à un autre sexe que le sien, a fortiori lorsqu’elle conserverait toutes les caractéristiques physiques de son sexe.

    Comme on l’a déjà indiqué (supra nº 22), on a cherché à se sortir de cette contradiction en considérant que le sexe « juridique » d’une personne, inscrit dans les registres de l’état civil, pourrait n’avoir plus aucun lien avec le sexe qu’on qualifie alors de « biologique », avec toutes les conséquences juridiques qui en résulteront.

    Mais le sexe d’une personne est d’ordre biologique, et on ne peut pas l’effacer d’un trait de plume par l’effet d’une loi.

    Faire croire à cette personne et à tous les autres membres d’une société qu’une personne n’aurait plus d’autre sexe que ce sexe juridique, alors que ce n’est que son « identité de genre » qui est vécue différemment de son sexe, est une manière d’estomper le réel ou, pour le dire autrement, de faire comme si ce réel n’existait pas[^29].

  3. Or, le réel, même lorsqu’il a été « refoulé », ne peut que faire son « retour ».

    Sauf à imaginer qu’un jour la science et la médecine ne nous fabriqueront plus que des êtres humains tous asexués, la différence des sexes est une dimension de la condition humaine dont on ne peut pas faire l’impasse.

    C’est d’avoir pensé qu’on pourrait en faire l’impasse – il est d’ailleurs difficile d’identifier ce qui y a progressivement mené – qui nous confronte maintenant aux difficultés qui en ont résulté.

    Je n’en relèverai que quelques-unes, mais la plus importante est probablement celle qui concerne la procréation et la filiation de nos enfants.


B. La procréation et la filiation des enfants


  1. Aussi longtemps qu’un enfant ne pourra être conçu que par une femme et un homme, c’est-à-dire par un être humain de sexe féminin et un être humain de sexe masculin, et qu’il ne pourra être porté et « enfanté » que par une femme, c’est-à-dire par un être humain de sexe féminin, on se retrouvera effectivement dans une impasse si un être humain de sexe masculin procrée avec ses gamètes un enfant, alors qu’il aurait été considéré comme un être humain de sexe « juridique féminin » ou si un être humain de sexe féminin a porté et accouché d’un enfant alors qu’elle aurait été considérée comme un être humain de sexe « juridique » masculin.

  2. Cette impasse a été clairement présentée par le professeur Pierre MURAT qui a d’ailleurs évoqué à ce propos, dans sa contribution déjà citée, des « conséquences ravageuses ».

    a) Ou on ignore, pour la détermination de la filiation de cet enfant, le sexe dit juridique d’un de ses parents qui ne correspondrait pas à son sexe biologique, et on respecte la « réalité » biologique qui seule permet d’expliquer la venue au monde de cet enfant. On ne peut alors identifier cet enfant que comme ayant été conçu par un homme qui est son père, même s’il a été juridiquement identifié comme une femme, ou/et comme étant né d’une femme qui est sa mère, même si elle a été juridiquement identifiée comme un homme[^30].

    b) Ou on fait prévaloir le sexe dit juridique sur la réalité biologique, et on considère comme une « mère » l’homme devenu femme qui a conçu l’enfant avec ses gamètes masculins, ou/et comme un père la femme devenue homme qui a accouché de l’enfant.

    c) Ou, confronté à cet imbroglio, on « laisse tomber », au sens où on préfère ne pas devoir faire un choix entre ces deux options parce qu’aucune n’est cohérente, et on impose alors à l’ensemble des membres d’une communauté humaine qu’il n’y aurait plus ni sexe biologique ni sexe juridique, qu’il n’y aurait plus ni femme ni homme, qu’il n’y aurait plus ni mère ni père, et qu’il n’y aurait plus, pour toutes et tous, lors de la procréation d’un enfant, que des êtres juridiquement asexués. L’enfant ne serait identifié dans cette troisième solution que comme étant né de deux « personnes ». Ce serait, en d’autres termes, l’effacement, dans un ordre social et juridique, de la différence des sexes.

    Où est l’erreur ?

    N’est-ce précisément pas d’avoir trop rapidement voulu assimiler genre et sexe ?

  3. La Cour européenne des droits de l’homme s’est effectivement trouvée confrontée aux conséquences de ce qu’elle n’avait probablement pas aperçu ou en tout cas pas suffisamment aperçu lorsqu’elle avait reconnu un droit de changer de « sexe » – et non pas seulement d’identité de genre – sans qu’une stérilisation ne pouvait être imposée à la personne concernée.

    La Cour a en effet été saisie de deux recours introduits contre l’Allemagne, le premier par une personne née comme étant de sexe féminin et ayant été par la suite juridiquement reconnue comme appartenant au sexe masculin qui, après avoir conçu un enfant grâce à un don de sperme et avoir accouché de cet enfant, avait revendiqué en vain d’être mentionnée dans l’acte de naissance comme étant son père au lieu d’y avoir été mentionnée comme sa mère[^31], et le second par une personne née comme étant de sexe masculin mais ayant été par la suite juridiquement reconnue comme appartenant au sexe féminin qui, après que sa compagne avait accouché d’un enfant conçu avec ses gamètes masculins, n’avait pu obtenir de l’officier de l’état civil compétent qu’il inscrive dans ses registres sa « reconnaissance de maternité », alors que cette personne avait refusé de reconnaître sa « paternité » à l’égard de l’enfant[^32].

  4. Dans chacun de ses deux arrêts H. et G.H. c/ Allemagne et A.H. et al. c/ Allemagne prononcés le 4 avril 2023, la Cour européenne des droits de l’homme, après avoir reconnu aux États européens à ce propos une « ample marge d’appréciation », a considéré que la motivation des arrêts prononcés dans l’ordre juridique interne allemand par la Cour fédérale de justice avait, en ayant appliqué les dispositions prévues par la législation allemande pour régir ces situations exceptionnelles, « ménagé un juste équilibre entre les droits (de la personne transgenre), les intérêts de l’enfant, les considérations relatives au bien-être de l’enfant et les intérêts publics », en ce qu’elle avait, notamment, pris en considération « l’intérêt de l’enfant à faire l’objet dès sa naissance d’un rattachement juridique stable, fondé sur les fonctions dans le cadre de la procréation biologique, à une mère et à un père ».

    Le professeur Pierre MURAT ne s’était pas exprimé autrement lorsqu’il avait conclu sa contribution déjà citée en ces termes :

    « L’approche intime et exclusivement identitaire qui a été à l’œuvre jusqu’à présent en matière de transsexualisme bute maintenant contre le droit de la filiation, parce que ce domaine oblige à raisonner non plus seulement en termes d’autodétermination de la personne, mais en termes de relations entre plusieurs personnes : la filiation étant un lien, chacune des parties a droit à ce que l’équilibre de ce lien la place dans une situation ayant son juste sens. Bref, la filiation réintroduit une dimension collective dont il faut bien tenir compte ».


    C. Les atteintes susceptibles d’être portées à l’intégrité et aux droits des femmes


  5. Le principe de réalité – en l’espèce la réalité biologique du sexe – a aussi fait son « retour » lorsque des hommes qui avaient obtenu d’être identifiés comme étant de sexe juridique féminin ont revendiqué d’être désormais reconnus comme une femme parmi les autres femmes sans se préoccuper des effets problématiques que celles-ci pouvaient en éprouver.

    Les exemples de ces difficultés se sont multipliés, a fortiori depuis que des hommes peuvent être juridiquement identifiés comme étant de sexe féminin, alors qu’ils auraient conservé toutes les caractéristiques physiques du sexe masculin.

  6. L’atteinte qui pourrait être portée à l’intimité ou à l’intégrité physique des femmes dans des lieux qui leur sont destinés et réservés, comme les douches d’un vestiaire ou les ailes d’une prison affectées aux femmes est déjà en soi problématique.

    C’est toutefois dans le cadre de compétitions sportives que la question s’est surtout posée et continue à se poser, en ayant régulièrement placé les fédérations sportives dans une situation embarrassante.

    Il n’est pas de ma compétence de discuter de l’incidence précise d’être resté biologiquement un homme sur le niveau de ses performances sportives par rapport à celles d’une femme et sur la différence des résultats qu’il parviendrait a priori à obtenir dans une compétition sportive féminine en raison de ses caractéristiques physiques spécifiques (taux de testostérone, taille, musculature, densité osseuse, capacité respiratoire…), ni non plus de l’atténuation de cette différence qui proviendrait de ce que cette personne aurait accepté, lorsque de telles recommandations sont émises, d’abaisser son taux de testostérone pendant une année au moins avant de pouvoir concourir avec des athlètes féminines[^33].

    Et que penser par ailleurs de ce qu’au moment même où on se préoccupe enfin de protéger les femmes contre les violences conjugales et domestiques qu’elles subissent et a fortiori contre les féminicides, on effacerait progressivement la différence des sexes ?

  7. Ce qui peut choquer un certain nombre de femmes dans ces revendications, d’autant qu’elles peuvent parfois être virulentes, c’est qu’elles y perçoivent une forme de domination ou d’emprise exercée à nouveau à leur égard par des « hommes », au prétexte que leur identité de genre les aurait fait désormais « appartenir » – pour reprendre cette formulation ambiguë – au sexe féminin[^34].

    Où se trouve à nouveau l’origine de cette problématique ?

    N’est-ce pas d’avoir trop rapidement voulu assimiler genre et sexe ?



    D. Les effets problématiques sur le développement physique et psychique des enfants et des adolescents


  8. C’est assurément une autre problématique qui a récemment surgi de manière exponentielle. Un nombre de plus en plus important d’enfants et surtout d’adolescents ne s’y retrouvent plus dans leur genre et dans leur sexe, en se demandant s’ils ne seraient pas « nés dans le mauvais corps » voire même en s’en persuadent.

    Dans un ouvrage qui a contribué à lancer en France un signal d’alerte à propos d’un phénomène qu’on peut à tout le moins estimer « troublant », la pédopsychiatre Caroline ELIACHEFF et la professeur de psychologie Céline MASSON[^35] ont fait état de ce que le diagnostic de dysphorie de genre chez les enfants et les adolescents avait aux États-Unis et en Europe augmenté sur une période de 10 à 15 ans de 1000 à 4000 %. Ce sont au surplus des jeunes filles qui sont largement représentées. Ce phénomène a aussi été longuement documenté par deux autres femmes, Marie-Jo BONNET, historienne et spécialiste de l’histoire des femmes, et Nicole ATHÉA, gynécologue et endocrinologue[^36].

    Comme c’est souvent le cas lorsqu’une publication fait l’objet de controverses, d’aucuns ont lu dans cette situation une meilleure visibilisation d’un type de mal-être qui aurait toujours existé mais qui ne pouvait pas se dire, tandis que d’autres y voient au contraire la « fabrication » au sein de nos sociétés d’une réelle difficulté pour des jeunes d’aujourd’hui de pouvoir s’identifier à leur corps sexué à partir du moment où les repères clairs et stables d’autrefois se diluent et où la différence des sexes est précisément remise en cause par des courants idéologiques diffusant à une large échelle leurs idées et leurs revendications[^37].

  9. Ce qui, à tout le moins, a été mis en cause, c’est l’orientation qui a été prise dans des milieux médicaux, associatifs et politiques, face à cette augmentation exponentielle d’enfants et d’adolescents qui expriment leur « transidentité », de faire « droit » à la « transition » qu’ils demanderaient d’effectuer, en favorisant non seulement leur transition « sociale », à défaut d’être encore juridique, mais surtout en leur administrant des traitements médicaux dont des bloqueurs de puberté[^38], voire des hormones croisées, ou même en pratiquant chez des jeunes filles des mastectomies.

    C’est dans ce contexte que Caroline ELIACHEFF et Céline MASSON avaient estimé devoir mettre en garde les professionnels de santé et le monde politique contre ce qui pourrait être à leurs yeux un « scandale sanitaire » en raison des effets potentiellement irréversibles de ces traitements médicaux, mais elles furent accusées de transphobie[^39] parce qu’elles minimiseraient, selon les prescripteurs de ces traitements, la souffrance persistante de ces jeunes s’il n’était pas fait droit à leur demande de transition.

    Entretemps, un rapport publié au Royaume-Uni[^40] sur les effets problématiques des bloqueurs de puberté et des hormones croisées administrés à des adolescents a conduit à y faire preuve désormais d’une particulière vigilance malgré les bénéfices qu’on avait pu en escompter, même si ce rapport, a priori fondé sur une méthodologie scientifique, a aussitôt fait l’objet de critiques.

    C’est dire si les controverses générées par ce qu’on a appelé, à tort ou à raison, la « théorie du genre » bousculent nos sociétés.

  10. Au-delà de la question – médicale – consistant à déterminer s’il est préférable de s’abstenir de prescrire de tels traitements qui pourraient s’avérer délétères, il est une autre question tout aussi essentielle qui est de savoir comment le mieux accompagner un adolescent qui s’interroge sur son identité sexuée – ce qui est assurément compréhensible lors des bouleversements générés par le développement pubertaire – et qui se trouve en difficulté de se situer par rapport à la réalité de son corps qui se transforme.

    C’est que de toute manière un adolescent ne pourra échapper à la nécessité d’effectuer le travail psychique d’intégrer un certain nombre de contraintes liées à la condition humaine et à la vie en société.

    Est-ce que lui donner trop vite à penser que changer de corps ou simplement d’identité de genre résoudra un mal-être qu’il éprouve lors de son adolescence n’est pas une manière de lui éviter d’effectuer ce travail ?

    C’est certainement complexe, et personne ne peut aujourd’hui prétendre détenir une vérité définitive, d’autant qu’une situation peut se présenter très différemment d’une autre, mais ici aussi donner à croire qu’on pourrait faire fi aussi aisément de la réalité biologique pourrait accroître pour un certain nombre d’enfants et d’adolescents leur difficulté à intégrer les balises leur permettant de poursuivre leur développement physique et psychique.

  11. Notre système juridique a manifestement pris sa propre part à cette orientation idéologique, sans d’ailleurs plus que probablement que le législateur international, européen ou belge ait eu véritablement conscience des effets susceptibles d’être produits par cet estompement de la réalité biologique, dès lors que son principal souci était légitimement devenu de faire droit à la revendication de protection et d’« autodétermination » des personnes transgenres.

    Mais en ayant progressivement confondu genre et sexe, il a, du moins selon ma propre perception des choses, brouillé les cartes, car le sexe est encore toujours une réalité biologique dont notre droit ne pouvait pas non plus faire l’impasse.





[^3]: S. de Beauvoir, Le deuxième sexe, T. I, Les faits et les mythes, T. II, L’expérience vécue, Gallimard, 1949.

[^4]: F. Héritier, Masculin/Féminin. La pensée de la différence, Odile Jacob, 1996.

[^5]: Le terme « biologiques » regroupe les différences génétiques, anatomiques, physiologiques entre l’homme et la femme ; cf. C. Junien et N. Priollaud, C’est votre sexe qui fait la différence, Plon, 2019.

[^6]: Cette question est souvent posée avant la naissance, lors des échographies prénatales.

[^7]: Lorsque la disposition légale du Code Napoléon relative à l’acte de naissance fut rédigée, c’était la seule signification concevable.

[^8]: « Expressions de genre » désignent la manière dont les femmes et les hommes expriment leurs aspects féminins ou masculins.

[^9]: Par exemple, certains souhaiteraient supprimer les jouets genrés pour libérer les enfants de ces stéréotypes.

[^10]: Cf. débats sur les différences cérébrales ou comportementales potentielles entre sexes.

[^11]: Dans le gouvernement fédéral belge 2019-2024, création d’un secrétariat d’État à l’égalité des genres.

[^12]: L’Institut fédéral belge pour l’égalité des femmes et des hommes utilise toujours la référence au sexe.

[^13]: La Fédération Wallonie-Bruxelles et d’autres institutions parlent d’égalité de genre dans leurs politiques.

[^14]: Ces termes ont eux-mêmes été substitués à celui de « trouble de l’identité de genre » qui avait été jugé stigmatisant.

[^15]: Ibid.

[^15]: Cette ambiguïté complique la perception de la transidentité, car elle peut faire perdre de vue que certaines personnes transgenres n’auraient aucune « liberté » quelconque au regard de leur dysphorie de genre.

[^16]: Loi du 10 mai 2007 « relative à la transsexualité ». Ce terme de « transsexualité » a dû procéder d’une erreur, car il s’agissait bien à l’époque de ce qu’on appelait le « transsexualisme ».

[^17]: Comme on le sait, c’est ce que la Cour européenne des droits de l’homme décida explicitement dans son arrêt A.P., Garçon et Nicot c/ France du 6 avril 2017, en se référant au surplus à diverses déclarations d’acteurs institutionnels européens et internationaux.

[^18]: La nouvelle loi belge du 25 juin 2017 fut intitulée comme étant la loi « réformant des régimes relatifs aux personnes transgenres en ce qui concerne la mention d’une modification de l’enregistrement du sexe dans les actes de l’état civil et ses effets ».

[^19]: On relèvera que, dans son arrêt A.P., Garçon et Nicot du 6 avril 2017, la Cour européenne des droits de l’homme n’avait par contre pas estimé qu’il était contraire aux dispositions de la Convention qu’un Etat subordonne la modification de la mention du sexe d’une personne dans son acte de naissance à la preuve de la réalité du « syndrome sexuel » dont elle est affectée et, dès lors, à une obligation pour elle de subir un examen médical.

[^20]: En raison de la refonte progressive des différents livres du Code civil belge, les livres et titres, tels que le Livre premier, qui n’ont pas encore fait l’objet de cette refonte se retrouvent désormais dans ce que le législateur a qualifié d’« ancien Code civil », alors même qu’ils sont toujours en vigueur.

[^21]: Une disposition spécifique a été prévue pour les mineurs non émancipés de plus de 16 ans.

[^22]: Le Procureur du Roi ne pourrait rendre un avis négatif qu’« en raison d’une contrariété à l’ordre public ». Ce qui fut visé, c’était l’hypothèse où la personne concernée serait recherchée et tenterait de masquer son identité.

[^23]: Même si la législation française est moins libérale que la législation belge, elle aboutit, en définitive, au même résultat. Sans doute, une décision judiciaire reste-t-elle requise, et la personne concernée devra-t-elle, aux termes de l’article 61-5 du Code civil, « démontrer » au magistrat qu’elle « se présente dans le sexe » dont elle sollicite qu’il soit désormais fait mention. Mais, concrètement, dès lors que plus aucune modification de sa constitution physique ne peut a priori être exigée, c’est l’« identité de genre » éprouvée par cette personne telle qu’elle l’aura exprimée en société qui conduira à la modification de la mention de son « sexe ».

[^24]: Arrêt nº 99/2019 prononcé le 19 juin 2019.

[^25]: Voy., par exemple, l’utilisation systématique de ce concept par P. Michel, Réflexions sur le devenir des catégories juridiques de mère et de père à l’aune de la parenté transgenre, in H. Bosse-Platière, Y. Favier, H. Fulchiron et A. Gouttenoire (dir.), Les métamorphoses du droit de la famille. En hommage à Jacqueline Rubellin-Devichi, Edilaix, 2003, p. 279. Alors que le langage juridique ne connaissait que le terme de « sexe » qui renvoyait aux caractéristiques biologiques de la personne, cette nouvelle conception d’un « sexe juridique » permet précisément d’y intégrer un « sexe » qui serait même sans aucun lien avec les caractéristiques biologiques et physiques de la personne.

[^26]: J. Butler, Gender Trouble. Feminism and the Subversion of Identity, Routledge Kegan and Paul, 1990, publié en 2005 en langue française aux Éditions La Découverte sous le titre Trouble dans le genre. Le féminisme et la subversion de l’identité.

[^27]: Voy., D. Borillo, Pour une théorie du droit des personnes et de la famille émancipée du genre, in N. Gallus (dir.), Droit des familles, Genre et sexualité, Anthemis, 2012, p. 23, qui écrivait que la différence des sexes n’aurait été qu’« une réalité symbolique fondée sur la croyance de la suprématie culturelle de l’hétérosexualité » et qu’« il faudrait donc, conformément à la tradition républicaine française, bannir le ‘sexe’ (comme catégorie d’identification) de tous les documents d’identité, à commencer par l’acte de naissance et le numéro de la sécurité sociale ».

[^28]: C’est, semble-t-il, devenu un problème sociétal plus général cette profusion d’insultes, voire de menaces qui sont distillées quotidiennement en privé, dans le débat public ou sur les réseaux sociaux, comme s’il était devenu difficile à la fois de parler de manière nuancée lorsqu’on entend exprimer une opinion et à la fois de ne pas immédiatement disqualifier celles et ceux qui expriment une opinion différente.

[^29]: Ce n’est pas différent d’un autre phénomène sociétal qui caractérise nos sociétés individualistes et que le sociologue Alain ERALY a à juste titre présenté comme « l’essor de la vérité subjective », c’est-à-dire cette propension à tenir pour vrai ce qu’une personne a seulement considéré ou ressenti comme vrai (A. ERALY, Une démocratie sans autorité ? Erès, 2018, chap. 6, L’essor de la vérité subjective, p. 141 et s.). Ce qui est probablement subjectivement vrai, c’est que cette personne le ressent (encore que d’aucuns peuvent être bien conscients qu’ils ne disent pas la vérité). Mais ce n’est pas parce que la personne le ressent que c’est objectivement vrai.

[^30]: Le législateur belge a ainsi considéré, en ce qui concerne la mère de l’enfant, qu’il n’était pas à ce point possible de gommer la réalité biologique. Il a dès lors rendu applicables à cette situation les dispositions régissant la filiation maternelle (art. 135/2 § 2 al. 1 Code civil belge), et la personne transgenre qui a accouché de l’enfant – quand bien même elle a été identifiée comme un « homme » – sera considérée dans l’acte de naissance de l’enfant comme étant sa « mère ».

[^31]: Cette personne avait aussi revendiqué en vain que le sexe de l’enfant ne soit pas mentionné dans son acte de naissance.

[^32]: Pour être précis, le premier recours avait été introduit également au nom de l’enfant, tandis que le second recours avait aussi été introduit tant par la compagne devenue mère de l’enfant qu’au nom de l’enfant.

[^33]: Il n’est guère possible de recenser ici les positions divergentes qui ont été prises à cet égard par les fédérations internationales ou nationales de chaque discipline sportive. À titre de simple exemple, on relèvera qu’après qu’une femme transgenre, qui concourait à l’origine avec les hommes, avait remporté une épreuve féminine de nage des championnats universitaires américains, la fédération internationale de natation a adopté en 2022 une politique durcissant considérablement les conditions d’éligibilité des athlètes transgenres aux compétitions féminines. Ce type de décision est controversé, au motif qu’elle pourrait être discriminatoire. Sans chercher à se prononcer sur le fond d’une question complexe, on soulignera simplement qu’il est a priori difficile de voir une discrimination là où les situations sont objectivement différentes d’un point de vue biologique, sauf à considérer qu’il n’y aurait plus à prendre en considération que le seul sexe dit juridique. Mais n’est-ce pas la démonstration que ce concept peut être en décalage avec la « réalité », a fortiori lorsqu’un changement de sexe « juridique » n’est plus soumis à la moindre condition et peut résulter d’une libre déclaration de la personne concernée ?

[^34]: Doit-on rappeler que le fondateur des Jeux Olympiques modernes, Pierre de Coubertin, en avait exclu les femmes et que celles-ci ne purent enfin obtenir qu’après de longs combats d’être présentes dans toutes les disciplines sportives ?

[^35]: C. ELIACHEFF et C. MASSON, La fabrique de l’enfant transgenre, Éditions de l’Observatoire, 2022.

[^36]: M.J. BONNET et N. ATHÉA, Quand les filles deviennent des garçons, Odile Jacob, 2023.

[^37]: Lorsque, par exemple, on en vient à considérer qu’il conviendrait d’expliquer aux enfants de cinq à huit ans, dans le cadre de l’éducation sexuelle à l’école, que l’« identité de genre peut être identique ou différente, se rapprocher, s’éloigner, correspondre, ne pas correspondre, différer, osciller… de celle assignée à la naissance » (p. 160 du Guide pour l’éducation relationnelle, affective et sexuelle adopté en Belgique francophone le 7 juillet 2023 et publié au Moniteur belge du 25 mars 2024), on est peut-être animé de la volonté de diffuser un esprit de tolérance dans le milieu scolaire mais on diffuse dans le même temps un message qui trouble précisément pour les enfants les repères clairs et stables d’autrefois.

[^38]: Les bloqueurs de puberté sont des hormones de synthèse qui, à l’apparition de la puberté, permettent d’éviter la sécrétion des hormones sexuelles naturelles (œstrogènes pour les filles et testostérone pour les garçons) à la base des changements physiques survenant chez les adolescents.

[^39]: Pareille accusation est aussitôt formulée dès que des acteurs scientifiques et médicaux incitent ne fût-ce qu’à la prudence ou font valoir que les effets de ces traitements sur la santé physique et psychique de ces jeunes n’ont pas été suffisamment analysés et documentés, comme il en est et doit en être de tout traitement médical. Cette accusation est même parfois formulée de manière violente et/ou menaçante. Il est ainsi inquiétant que Caroline ELIACHEFF et Céline MASSON aient pu provoquer une levée de boucliers de celles et ceux qu’on appelle aujourd’hui les « transactivistes », comme s’il leur était comminé de se taire, au prétexte précisément que leur interpellation serait « transphobe ». C’est ainsi qu’elles ont subi une attaque aux excréments d’une vingtaine de militants cagoulés au Café Laïque de Bruxelles, car les organisateurs ne s’étaient pas pliés à leur injonction d’annuler la conférence qu’elles allaient y donner en décembre 2022.

[^40]: Le rapport « Cass » intitulé Independent review of gender identity services for children and young people est une évaluation qui avait été commandée par le Service national de santé britannique au docteur Hillary CASS, une pédiatre qui avait présidé le « Royal College of Paediatrics and Child Health ». Son rapport définitif a été publié en 2024 et comporte 32 recommandations.


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