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La dysphorie de genre est l’expression du narcissisme qui caractérise notre société

ENTRETIEN. À l’heure où l’Espagne vient d’adopter une loi permettant aux mineurs une transition de genre sans l’accord de leurs parents, deux psychologues tirent la sonnette d’alarme.



Propos recueillis par Leonardo Orlando


En niant la réalité biologique de la binarité du sexe, l'idéologie de genre annule le concept de femme, effaçant ainsi les revendications que lui sont propres, et réintroduit des stéréotypes sexuels qu'on croyait révolus. C'est en tout cas le point de vue des Espagnols Jose Errasti et Marino Perez Alvarez, professeurs de psychologie à l'université d'Oviedo, dans Nadie nace en un cuerpo equivocado. Éxito y miseria de la identidad de género (Personne ne naît dans le mauvais corps. Splendeurs et misères de l'identité de genre) (Deusto, 2022), beau succès de librairie dans le pays de Cervantes. Avec autant de courage que d'humour, les deux psychologues montrent comment l'idéologie de genre met la société en danger, en ciblant en particulier les enfants et les adolescents, et alertent sur la « censure inquisitoriale » que cette idéologie exerce sur les institutions et sur le débat public. Entretien.


Le Point : La « loi trans » vient d'être adoptée par le Parlement espagnol. Quelles sont ses implications et ses conséquences ?


Jose Errasti (JE) : En Espagne, il est désormais fixé dans la loi que le sexe est une variable subjective, que chacun choisit comme il l'entend et sans lien avec aucun critère biologique, génital, reproductif ou hormonal. Cette loi a mille implications. Par exemple, éducatives : on explique aux enfants qu'ils peuvent choisir librement le sexe qu'ils veulent. En tant que psychologues cliniciens, ce qui nous touche le plus est d'appliquer une approche affirmative à ce que l'adolescent raconte, quand il dit qu'il sent que son corps ne correspond pas à qui il est vraiment. Désormais, le thérapeute ne peut plus faire ce qu'il doit faire avec n'importe quel autre problème, c'est-à-dire l'explorer, en discuter, chercher ses causes et proposer des solutions. Il est maintenant obligé par la loi, sous peine de 150 000 euros d'amende, de confirmer la personne dans son récit d'elle-même et de lui fournir tout ce qu'elle demande. La thérapie affirmative devient ainsi obligatoire. C'est une erreur gravissime.


Cette loi n'est-elle pas censée représenter une avancée pour les droits des personnes trans ?

Marino Perez Alvarez (MPA) : Loin d'être progressiste, cette loi est rétrograde. Elle réintroduit des stéréotypes sexuels, qu'on croyait révolus pour établir que, par exemple, une fille qui se comporte comme un garçon, qui aime ce qu'aiment typiquement les garçons, serait un garçon. De même, elle est rétrograde parce qu'elle réintroduit l'idée d'âme, que nous tenions pour surmontée : l'âme incarnée – ou plutôt, désincarnée – dans le sentiment de l'identité de genre et de son autodétermination.


L'idée de genre qui est à la base de cette idéologie annule le concept de femme et d'homme. Il n'est plus question que de sentiment : être une femme, c'est se sentir femme. Au-delà de son caractère tautologique, cette formule vide le concept de femme, car c'est un sentiment que tout homme pourrait avoir. Cette idéologie impose ainsi une novlangue, comme le « sexe assigné à la naissance », énoncé tout aussi pédant qu'inadéquat : le sexe n'est pas assigné, il est constaté avec une précision de 99,98 %.


Qu'était jusqu'à maintenant la situation en Espagne ?


JE : La loi trans n'est rien d'autre que l'aboutissement de ce qui se passe déjà dans les communautés autonomes espagnoles. Celles-ci ont déjà leurs lois trans, qui vont dans le même sens, pour les soins médicaux ou pour la manière dont les enseignants doivent gérer la présence d'enfants trans dans les salles de cours. Par exemple, dans la grande majorité des communautés autonomes, les enseignants sont contraints de faire attention si un élève « manifeste un comportement qui n'est pas typique du sexe qui lui a été assigné à la naissance ». Mais ce qui manquait à ces lois autonomes, c'était cette pierre de touche : que je puisse me rendre à la préfecture et me déclarer femme pour pouvoir être reconnue comme telle sans aucune exigence. Désormais, c'est possible.


Quelle est la réaction de la société espagnole vis-à-vis de la loi trans et de l'identité de genre ?


JE : La société ignore ce qui se passe. Le sujet de l'identité de genre est vendu comme un cas parmi d'autres des problèmes LGBT. Les gens sont pour, car ils sont favorables à la liberté des orientations sexuelles. Mais dès que vous commencez à creuser, vous ne pouvez qu'être effrayé par le délire que cela implique. On se rend compte que le sexe ne peut pas être une variable que l'on choisit librement à n'importe quel âge, ou qu'on ne peut pas être obligés d'avoir des rapports sexuels basés sur l'identité de genre de l'autre personne et indépendamment de ses organes génitaux.


Quel est le message principal de votre livre ?


MPA : Le livre soutient deux choses qu'il semble incroyable de devoir formellement affirmer. La première est qu'il n'y a que deux sexes, pas une infinité. La deuxième est que l'âme n'existe pas comme quelque chose d'interne au corps, comme son moteur ou sa source vitale. Qu'il soit nécessaire aujourd'hui d'écrire un livre sur cela est ahurissant.


Vous replacez aussi la reproduction au cœur de la question du sexe et de l'identité de genre.


JE : Les gens croient que nous avons les yeux pour voir, l'estomac pour digérer, les poumons pour respirer, mais les organes génitaux… par un caprice de la nature. Biologiquement, le sexe est avant tout un fait reproductif, et personne ne peut prétendre que la reproduction ne soit pas binaire. Par conséquent, le sexe est lui aussi binaire : les personnes sont, dans 99,98 % des cas, des hommes ou des femmes.


D'où provient, d'après vous, l'explosion du phénomène de la dysphorie de genre ?


MPA : Nous ne pensons pas qu'il soit dû à davantage de permissivité et de tolérance. Nous croyons qu'il est en réalité une expression de l'individualisme et du narcissisme qui caractérisent notre société. Les désirs sont transformés en revendications et celles-ci en droits, que notre société néolibérale satisfait avec des interventions chirurgicales et pharmacologiques qui peuvent causer plus de mal que de bien.


Dans cette perspective, la dysphorie de genre est un phénomène lié à l'individualisme plutôt qu'à l'émergence de quelque chose ayant toujours été refoulé. Ce qui n'empêche pas que le malaise ressenti, par exemple chez les adolescents, ne soit une expérience bien réelle. Et c'est là qu'interviendrait le rôle de la psychologie, de la psychiatrie, pour analyser l'origine et la nature de ce malaise. Ce à quoi s'oppose l'idéologie de genre, qui empêche d'analyser ces problèmes de souffrance personnelle. Pour cette idéologie, tout ce qui vient avec l'étiquette de dysphorie de genre, ou plutôt avec l'autodiagnostic de dysphorie de genre, a toutes les preuves qu'il faut pour se passer de l'analyse que tout clinicien ferait dans n'importe quel autre type de cas. Le désir est ainsi transformé en droit, et ce droit en intervention pharmaco-chirurgicale.


Vous consacrez aussi une partie de votre livre au phénomène des enfants trans.


JE : Le phénomène des enfants trans se développe de manière spectaculaire en Espagne. Des enquêtes récentes du service trans de Catalogne ont mis en avant une augmentation allant jusqu'à 5 000 % chez les enfants et adolescents ! La transsexualité chez les enfants est réelle, mais c'était jusqu'à présent un phénomène extrêmement rare, de très faible fréquence : un chercheur ou un clinicien pouvait faire toute sa carrière professionnelle sans jamais rencontrer un seul cas. Actuellement, ces cas chez les enfants se multiplient par dix ou vingt, donc il faut soupçonner qu'on est face à une mode sociale, transmise par les réseaux sociaux et par les médias. À l'école, on dit aux enfants que le sexe est quelque chose qu'ils peuvent parfaitement choisir. On leur raconte l'histoire d'une petite fille qui aimait se peindre une moustache, qui aimait jouer au foot, et qui était très triste, jusqu'à ce qu'on découvre que c'était un garçon, et à partir de ce jour, elle est devenue très heureuse et tout s'est bien passé. Il est tout à fait possible qu'un garçon rentre à la maison après ce récit et dise qu'il est une fille. Ce qui se passe par la suite dépendra de ses parents. Il y en a qui peuvent, par exemple, avoir entendu dire que si leurs enfants ne sont pas confirmés dans ces idées, qu'ils vont se suicider. Ou il y en a qui aiment simplement être les plus avancés, et avoir un fils qui incarne dans son corps la demande sociale la plus sophistiquée au monde. Ils vivent cela comme si on leur révélait qu'ils avaient un enfant marqué par les dieux. Et ils commencent immédiatement un processus d'affirmation.


Et si ce n'est pas de la dysphorie de genre, que pourrait être la cause de cette augmentation du nombre d'enfants et adolescents qui se croient trans ?


MPA : Le problème par rapport à l'épidémie de dysphorie de genre dans l'enfance et l'adolescence est qu'elle est secondaire à deux types d'affections majeures. D'une part, des pathologies antérieures, comme cela a été observé, telles que l'autisme, des expériences émotionnelles traumatiques ou des problèmes de harcèlement scolaire, etc. De l'autre, il y a les turbulences de l'adolescence en elle-même, qui est un âge conflictuel et problématique, en raison de toute la crise corporelle, hormonale, existentielle qui la caractérise. La dysphorie de genre vient ici dissimuler des problèmes de nature et d'origine différentes.


JE : Et il faut aussi noter la question des orientations sexuelles, des garçons gays et des filles lesbiennes qui se croient trans. Nous constatons souvent que la prétendue dysphorie de genre disparaît lorsqu'une personne reconnaît une orientation sexuelle qu'elle n'avait pas assumée comme telle auparavant. La personne comprend être, par exemple, un homme gay, manifestant peut-être des stéréotypes davantage féminins, mais sans être pour autant une femme.


Quel accueil a reçu votre livre ?


MPA : On a eu un beau succès éditorial, avec 12 éditions épuisées en 12 mois et plus de 16 000 exemplaires vendus. L'activisme trans l'a condamné avant même qu'il ne paraisse. Mais beaucoup de gens l'ont lu et ont vu qu'il n'est pas du tout transphobe, qu'il ne fait que dire des choses que les gens pensent déjà, ou que s'ils s'arrêtaient pour y réfléchir, ils penseraient dans le même sens, et là ils les ont trouvées exposées et soutenues par la littérature scientifique. Le type de population qui s'est positionné automatiquement contre est celle des âges du lycée et de l'université, lesquels partent du principe que l'idéologie de genre est une bonne chose. Cela ne nous a pas surpris, parce que nous sommes professeurs à l'université. Nous avons donc dédié le livre aux étudiants, précisément pour déstabiliser leurs idées reçues. Des opinions qu'ils croient être progressistes, mais qui, après un peu de réflexion, au calme, pourraient leur apparaître comme la traduction d'une idéologie qui va dans le sens inverse de ce qu'ils supposent.


Vous avez été confronté à des violences ou à des cas de censure ?


JE : Le ton général de nos présentations a été très agréable, et pour la grande majorité, elles se sont déroulées dans le calme. Mais il y a eu trois incidents. À Majorque, à l'université des îles Baléares, un groupe d'activistes trans a menacé d'attaquer la conférence, et des messages ont été interceptés indiquant clairement comment ils allaient mener leur attaque. Le recteur de l'université a cédé aux menaces et a suspendu l'événement plutôt que de faire appel à la police. Il a fait ensuite un communiqué indiquant que la conférence était suspendue parce qu'il ne pouvait pas garantir la sécurité des participants, tout en précisant haut et fort que, dans son université, ils n'étaient pas transphobes. À Barcelone, lors de la présentation du livre, des activistes trans ont débarqué et ont menacé de brûler la librairie où nous étions avec nous à l'intérieur, donc la police est intervenue. À l'Universidad Complutense de Madrid, un groupe de militants a pris notre livre, en a arraché des pages et en a fait des affiches nous menaçant de mort.


Comment cette idéologie réussit-elle à s'imposer ?


JE : La seule possibilité qu'ils ont d'imposer leur folie est de nous censurer moralement. Leur stratégie habituelle consiste à combattre les arguments par des déclarations morales. Au lieu de réfuter des idées, ils vous discréditent en tant que personne en disant que vous êtes haineux et transphobe. Et les gens sont terrifiés qu'on les pense tels. C'est ce que dans notre livre nous appelons la « transphobe-phobie ».


Le monde académique et les universitaires semblent être des cas d'école de cette « transphobe-phobie ».


JE : Effectivement, c'est ce qui fait que beaucoup de gens se taisent à l'université, s'excusent, disent des choses comme « c'est une affaire très compliquée ». Cela me fait penser à un professeur de géologie qui, pris dans la polémique entre la terre plate et la terre sphérique, dirait que c'est une question très compliquée, car la terre est un peu aplatie aux pôles, donc qu'il ne veut pas prendre parti entre des positions extrêmes. L'université, l'espagnole et j'imagine la française aussi, est un endroit où prospèrent les lâches. C'est un endroit pour des gens qui veulent garantir leurs relations sociales, qui veulent publier dans des revues importantes et qui, pour cela, savent qu'ils doivent défendre l'idéologie dominante. Personne ne veut perdre ce qu'il a en tant qu'enseignant, personne ne veut avoir des ennuis. C'est vraiment dommage, parce que beaucoup de gens se taisent alors que s'ils parlaient, ils pourraient mettre fin à un problème qui fait beaucoup de mal à beaucoup de jeunes. Et cette lâcheté, ils ne l'ont pas de l'autre côté : les activistes trans ne voient pas la complexité du problème, ils ne réfléchissent pas, ils attaquent et ils vous foncent dessus.


Vous, au contraire, vous avez décidé d'en parler.


JE : Comment pourrions-nous garder le silence sur ce problème ? C'est comme si un professeur en « forme de la terre » se taisait devant le terreplanisme ! Un minimum de cohérence nous oblige à nous manifester publiquement, car tout le monde se tait.


MPA : En tant qu'universitaires, c'est notre responsabilité d'affronter, quelles qu'en soient les conséquences, et toujours fidèles à la vérité et à la raison, des réalités qui pourraient être inconfortables.

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