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Beauvoir contrariée - par Belinda Cannone

  • Photo du rédacteur: La Petite Sirène
    La Petite Sirène
  • 17 juin
  • 13 min de lecture

n° 1151 – Simone de Beauvoir – mars 2025


Belinda Cannone est romancière et essayiste. En tant que maître de conférences, elle a enseigné la littérature comparée à l'université Caen-Normandie de 1998 à 2020.



En 2009, je m’inquiétais de la dérive différentialiste des nouveaux discours féministes dans lesquels les femmes étaient réduites à leur « identité » : elles appartiendraient seulement à la communauté des femmes, qui serait résolument distincte de celle des hommes, au lieu d’être considérées comme des personnes agissant et des citoyennes. Leurs « différences » y étaient survalorisées au détriment de ce qui leur était commun avec les hommes. Se profilait aussi, du même mouvement et outre une guerre des sexes, leur rabattement sur un statut victimaire : elles devenaient des victimes (substantif) et non plus des personnes victimes (adjectif) de certaines discriminations.


Redoutant le tour fâcheux que risquait de prendre le féminisme, j’ai écrit la Tentation de Pénélope (2010). Dans cet essai adressé aux féministes (à mon camp, donc), j’essayais de prévenir la dérive en l’analysant et en réaffirmant certaines valeurs. Republié en poche en 2017, avec un sous-titre plus explicite, Une nouvelle voie pour le féminisme, il le fut aussi en 2019 quand, pour prendre en compte l’événement #metoo, j’ajoutai six chapitres. Mais je n’ai jamais éprouvé le besoin de changer le texte originel : sept puis neuf ans plus tard, la situation me semblait confirmer mes intuitions et mes analyses.


Dans cet essai, j’avais consacré un chapitre à Simone de Beauvoir. J’en livre ici l’essentiel, puis je commenterai la situation présente, pour souligner ce que Beauvoir n’avait pas prévu – ne pouvait pas prévoir : je suis moi-même bien étonnée…

 

Le Deuxième Sexe : l’élégance d’un bond

 

Alors j’en profite pour revenir aux fondamentaux. Au fondamental. J’avais l’intention, à un endroit ou un autre, de rappeler ce que nous devons à Simone de Beauvoir, de redire que la liberté de sa pensée a créé un élan dont nous n’avons pas fini de recueillir les fruits, et j’aurais pu glisser cette séquence d’hommage en ouverture de l’essai ou presque n’importe où en cours de route : quoi qu’on en dise, nous venons toutes de là, nous sommes toutes nées à la liberté (à son désir) parce qu’un jour elle a changé un paradigme capital. Lorsqu’elle a écrit : « On ne naît pas femme, on le devient », la pensée et la conscience ont avancé d’un bond. Je dis « d’un bond » parce qu’il y a deux façons de faire progresser le savoir. L’une est cumulative : elle agit par enrichissement des données, découverte de nouvelles sources qui permettent des synthèses neuves et des points de vue inédits. L’autre procède par changements de paradigmes – par bonds intellectuels qui modifient définitivement le cours de la pensée. Ensuite, il faut que ce nouveau savoir se transmette aux comportements et aux mœurs, mais la possibilité en est soudain ouverte. N’en déplaise donc à ceux qui croient en une essence féminine d’origine biologique ou psychique (et qui détestent souvent la philosophe), le cadre intellectuel qui permettait de repenser le féminin a été posé par Simone de Beauvoir en 1949. Il se rencontre peu de pensées aussi authentiquement matricielles

Trois mouvements intellectuels ont permis ce déplacement des idées. En premier lieu, justement, un renversement du biologique et du social : s’appuyant sur la pensée existentialiste qui posait la priorité de l’existence sur l’essence, Beauvoir affirme que le « devenir femme » (la culture) l’emporte sur le « naître femme » (la nature). Aux très anciens arguments limitant la femme à sa seule identité physiologique qui lui tenait lieu de destin, elle oppose l’idée d’une construction sociale et historique. Car devenir femme n’est pas seulement le résultat d’un développement individuel, c’est aussi celui de l’inscription dans le mouvement de l’histoire ; et dès lors qu’on concevait les femmes comme des êtres historiques, on pouvait rêver que dans l’avenir, avec un peu d’efforts, l’inégalité serait enfin corrigée.

Deuxième mouvement : elle constate que le couple homme/femme est pensé comme l’opposition du Même et de l’Autre. Se demandant : « Qu’est-ce qu’une femme ? », Beauvoir souligne que l’énoncé même de la question apporte une réponse : il ne serait venu à l’idée d’aucun homme de la poser pour les hommes, car « il est entendu que le fait d’être un homme n’est pas une singularité[1] ». L’homme est la verticale par rapport à laquelle se définit l’oblique, la femme, l’Autre. Ainsi celui-là est-il sujet quand celle-ci n’est qu’objet.


Troisième mouvement, qui permet d’assumer le changement de paradigme : il faut mesurer le progrès à accomplir non pas à l’aune du bonheur, notion trop vague, mais à celle de la liberté. Chaque sujet exprime sa liberté et son humanité en se projetant dans des réalisations toujours renouvelées : « il n’y a d’autre justification de l’existence présente que son expansion vers un avenir indéfiniment ouvert », d’autre manière d’accomplir sa liberté « que par son perpétuel dépassement vers d’autres libertés » (p. 33). Beauvoir insiste sur cette idée capitale que vivre, se réaliser, accomplir sa liberté, c’est avant tout faire. Mais comment serait-ce possible pour les femmes dans un monde qui les pose comme Autres ?

Si la réception immédiate du Deuxième Sexe fut houleuse, c’est que le livre, convoquant tous les champs du savoir, biologie, anthropologie, psychanalyse, histoire, etc.[2], était une véritable machine de guerre, machine à défaire le discours construit par des siècles de domination masculine. Mais ce qui rend ce propos remarquable, c’est qu’à aucun moment on n’y sent trace d’amertume, de récrimination vengeresse, on n’y discerne jamais ce ton plaintif qui distingue certaines féministes d’aujourd’hui. Machine de guerre intellectuelle ne signifie pas qu’il y aurait guerre des sexes. Peut-être parce que Beauvoir, par chance extrême, n’a pas fait l’expérience de l’empêchement de penser ou de vivre encore fréquent dans cette première moitié du siècle. Elle écrit à Nelson Algren : « Jamais je n’ai souffert d’être une femme[3]. » Elle a eu au contraire le « privilège[4] » de pouvoir pleinement s’épanouir. Simplement, un jour, Sartre lui a demandé ce qu’était pour elle être femme, et de sa réflexion – et non pas d’une tentation de revanche – est né ce livre dans lequel elle réclame pour toutes les femmes cet accès à l’universel qui est celui de l’homme et déjà, aussi, le sien.


[…]


Nous reste, comme un talisman, cette formidable façon d’avoir ouvert, en posant la liberté comme valeur prédominante, la possibilité de l’égalité. Et l’enthousiasme intellectuel et moral me saisit encore à la lecture de la conclusion du Deuxième Sexe, si prometteuse lorsqu’elle prédit que de l’émancipation des femmes naîtront, entre les deux sexes, non pas l’indifférence mais « des relations charnelles et affectives dont nous n’avons pas idée » (p. 651), et, ultime mot du texte, qui n’est pas sa moindre audace, la « fraternité ». J’aime que, jouant du masculin comme neutre, elle ait choisi de terminer son essai par ce mot comme un sourire qui, mêlant le destin des deux sexes, vaut malice et connivence.

 

*

En 1974, à une militante, Claudine Monteil, qui se réjouissait devant elle du vote prochain de la loi sur l’avortement, Beauvoir aurait dit, pessimiste : « Il suffira d’une crise politique, économique ou religieuse pour que les droits des femmes, nos droits, soient remis en question. Votre vie durant, vous devrez demeurer vigilantes. » Je suis sûre qu’elle n’imaginait pas de quel côté viendraient les menaces.

Aujourd’hui, en 2025, on peut se demander si les changements de paradigme actuels, qui entrent tous en contradiction assez violente avec la pensée matérialiste et humaniste de Beauvoir, concernent le temps long, celui sur lequel s’effectuent les mutations socio-anthropologiques – et dans ce cas, on peut s’inquiéter –, ou le temps court des événements ponctuels et des modes – provisoires et limités à quelques groupes sociaux sans rayonnement durable. Car un changement de paradigme, on ne le sait que trop, ne signifie pas nécessairement un progrès, et certains peuvent se fonder sur une distorsion fâcheuse, voire régressive de la pensée originelle. Essayons de les décrire.

 

Le mot femme


Quand elle avait appelé à la vigilance, Beauvoir savait que les droits des femmes pouvaient constamment être remis en question, comme ils le sont actuellement par des idéologies profondément sexistes, principalement liées au développement des fondamentalismes religieux. Mais aurait-elle pu imaginer que la notion même de femme serait mise en péril ? Le mot – chaque jour en apporte quelque preuve –, est attaqué dans le vocabulaire officiel. « Un accord collectif peut prévoir au seul bénéfice des salarié·es menstrué·es une demi-journée de repos », pouvait-on lire récemment dans un document officiel. Ou, dans une université, une note d’information désigne les étudiantes par « personnes menstruées étudiant à l’université ». On trouve aussi parfois « personne avec utérus ». Dans le « Lexique trans » du Planning familial (2023), le seul terme utilisé avec divers prédicats est « personne », ceux de femme et homme n’existent qu’assortis de « trans », et, dans le chapitre concernant les « Termes à ne pas utiliser », on trouve « masculin/féminin », et « mâle/femelle »[5].

La raison de cette autocensure des administrations : puisqu’il y a des femmes trans (techniquement, des hommes biologiques qui ont transitionné), il ne faudrait plus réserver l’appellation pour les individus de sexe biologique femelle. On peut tout à fait entendre qu’il faille étendre le mot aux individus qui ont transitionné. Si une personne est devenue une femme, socialement, et parfois à peu près morphologiquement, il est juste de la désigner et de s’adresser à elle à l’aide de marqueurs féminins. Mais pourquoi supprimer le mot femme de notre vocabulaire ?


Vous avez dit 1984 ?


Car si le mot femme disparaît, c’est tout le combat féministe qui s’effondre. Les hommes ont probablement voulu contrôler le corps des femmes parce que les femmes sont femelles, c’est-à-dire dotées des capacités reproductives dont ils avaient besoin pour s’assurer une filiation. S’il n’y a plus de femme, il n’y a plus d’histoire des femmes, plus d’histoire de leurs luttes, de leurs discriminations, de leurs difficultés et de leurs victoires. Il n’y a plus de sujets portant avec eux la mémoire de la longue histoire partagée dans laquelle ils s’inscrivent.

 

L’identité de genre


La grande innovation de Beauvoir a consisté à distinguer le sexe (biologique) et le genre (rôles et comportements construits socialement, ce qu’on « devient » – elle n’utilise cependant pas le terme). Ce distinguo fut riche de conséquences car la notion de genre, forgée dans les années 1970, permettait d’annuler un destin d’inégalité : le genre est forcément plastique car lié aux sociétés auxquelles il doit ses actualisations.


Mais voilà que le destin fait retour par un changement de paradigme : un troisième terme est venu s’ajouter à ceux de sexe et de genre, l’identité de genre. Cette notion s’appuie sur des croyances inconnues à l’époque de Beauvoir : celle d’une identité, masculine ou féminine, qui serait déconnectée du sexe comme du genre, qui ne dépendrait donc ni de son corps ni de la société – de l’âme peut-être ? – et qui se manifesterait sous la forme d’un savoir inné du sujet. On serait (être ramenant ici à une essence) homme ou femme, on le saurait/sentirait de manière certaine, dans son for intérieur, et cette identité serait plus solide que toute construction sociale et toute donnée biologique.


On note que l’idée d’un « moi authentique » et inné relève d’un système de pensée qui s’est illustré au XIXe siècle, quand par exemple la littérature mettait en scène l’opposition de la « vérité » profonde d’un Julien Sorel avec la « fausseté » de la société qui l’entoure. Cette idée est sans doute liée à l’émergence de la notion moderne d’individu en Europe : les théoriciens du droit naturel moderne ont postulé l’existence d’une « nature humaine », composée d’êtres autarciques ne tenant que de leurs caractères internes, de leur « intériorité », tout ce qui les fait agir et être. On oublie que cette conception, poussée aujourd’hui à son extrême, est historique et non pas universelle.


Car, comme l’avait souligné Norbert Elias, le social n’est pas un ensemble d’éléments factices, « plaqués » sur un substrat individuel qui serait notre vérité profonde : il est notre vérité profonde, celle sur laquelle se construit notre humanité (diversement selon les lieux). Ou encore, comme l’écrivait en 2007 la sociologue Irène Théry : « On ne peut devenir ce que nous appelons une “personne” qu’en étant accueilli par d’autres au sein d’un monde de significations communes préexistant[6]. » Impossible, donc, de balayer d’une main désinvolte ces significations communes qui nous constituent. La personne est toujours déjà enveloppée et constituée par les institutions (langage, organisation sociale, morale, politique etc.) dans lesquelles elle naît. Et, pour reprendre l’éloquente formule de Théry : « Une personne est bien plus que quelqu’un qui dit Je[7] ». On peut s’étonner de la résurgence de l’ancienne illusion romantique…

Tout en utilisant la pensée foucaldienne, selon laquelle les concepts seraient des constructions du pouvoir historiques, les promoteurs de l’essentialisme de l’identité de genre, négligeant quand ça les arrange l’historicisme de Foucault (oubliant donc que la récente identité de genre est elle aussi un concept), nient le sexe comme réalité empirique et promeuvent l’autodétermination : un fait de langage (énoncer « je me sens femme ») est donné pour une réalité. Toute vérité du monde, toute réalité sous-jacente aux discours sont réduites (voire annulées) au profit de ce que « sent » un sujet.


Une seconde croyance, celle que le sexe biologique serait « assigné » à la naissance, est au fondement de l’idée d’identité de genre. Assigné, c’est-à-dire objet d’une décision subjective, volontaire (des parents, des médecins – du « pouvoir »). S’appuyant sur les cas d’indécision sexuelle ou d’hermaphroditisme (de 0,04% à moins de 1% de la population, selon les estimations), cette croyance affirme qu’en réalité le sexe biologique serait pris dans un « continuum[8] ». À quoi on peut objecter sans peine que quand plus de 99 % des corps se situent à l’un ou l’autre des « extrêmes », et où il n’existe qu’un nombre infime de cas ambigus ou d’irrégularités, on ne saurait invoquer un « continuum ». La capacité reproductive, assurée par la différence sexuelle, n’est pas une vue de l’esprit.


On voit comment ces idées, profondément « idéalistes » (relevant des croyances et des idées et non des faits sociaux ou biologiques réels) ne pouvaient ni émerger ni même être imaginées par une philosophe féministe et matérialiste, attachée à comprendre les mécanismes sociaux et à tâcher de les modifier dans le sens d’une transformation collective des rapports entre les sexes. Que les rôles masculins et féminins ne découlent pas « naturellement » du sexe biologique, que donc on ne naisse pas femme mais qu’on le devienne, fut une grande avancée du féminisme du XXe siècle. Chez Beauvoir, elle résultait de la pensée existentialiste qui posait la priorité de l’existence sur l’essence : avec l’identité de genre, voici le retour d’une priorité accordée à l’essence.


Ces croyances permettent de légitimer la volonté d’autodétermination. Je suis ce que je dis être. Comme il était prévisible, nous avons probablement atteint le summum de l’individualisme, le moment où il verse dans sa caricature. L’individualisme peut être défini comme ce beau mouvement qui faisait de chaque individu un être libre et responsable, au sein d’un corps social dont il avait intériorisé les valeurs (quitte à vouloir les modifier ou à améliorer leurs applications). Aujourd’hui, rompant avec ces perspectives collectives, l’individu hédoniste, consommateur et « influencé », électron libre du système capitaliste libéral, prétend être reconnu comme étant ce qu’il affirme qu’il est – et rien d’autre. Or le devenir femme de Beauvoir n’était pas seulement le résultat d’un développement individuel, il était aussi celui de l’inscription des individus dans le mouvement de l’histoire. 

.

L’élargissement de la vie


On peut parier que celle qui ne reculait pas devant l’amour libre ou la bisexualité, dont le plus grand plaisir consistait à aller explorer seule les collines provençales et qui espérait l’avènement de « relations charnelles et affectives dont nous n’avons pas idée », se serait révoltée devant la promotion du voile, acceptation du fondamentalisme religieux qui prône la soumission des femmes et le contrôle de leur corps. Aujourd’hui, le soutien aux « dominés » prime sur la lutte pour l’émancipation féminine. Là aussi, un nouveau changement de paradigme est à l’œuvre : l’autocritique poussée à un point paranoïaque désigne la liberté d’expression, l’émancipation ou la séparation de l’État et de la religion, comme de simples ruses employées par l’Occident pour asseoir sa domination sur les autres. Ce que Beauvoir considérait comme l’égalité irréductible de tous les êtres humains ne serait qu’une valeur occidentalo-centrée et impérialiste…

Et de même que l’égalité, c’est aussi la valeur de liberté qui n’est plus aimée. L’époque est au retour de la morale et de la pruderie, appuyées sur des visions caricaturales des deux sexes (prédateurs et opprimées qui entretiendraient des relations fondées sur la violence)[9]. Ainsi assiste-t-on parallèlement à l’émergence d’un mouvement masculiniste qui répond probablement aux excès du néoféminisme[10] : et voilà toute l’émancipation sexuelle qui est menacée.

Je n’ai rien dit de l’érotisme… Il est évident que la culture occidentale (au moins) n’a d’abord conçu que deux rôles de genre, qui découlaient du sexe, et ces deux rôles commandaient l’orientation sexuelle et les pratiques amoureuses. Cela ne signifie pas que l’existence de deux sexes produirait fatalement la norme hétérosexuelle. Un fait biologique ne crée pas nécessairement une norme : l’humain est un animal terrestre à deux jambes. En a-t-on conclu qu’il ne devait ni voler, ni nager, ni dépasser la vitesse du son ? C’est de cette liberté de s’inventer tous azimuts que procède l’érotisme. Depuis plusieurs décennies déjà, les normes de comportement sexuels sont battues en brèche car les possibles se sont ouverts. Écouter son désir, en termes d’orientation sexuelle, jouer, car c’est là le registre, imaginaire, du fantasme érotique… Voilà où la fin du XXe siècle nous avait conduits, sans qu’il soit nécessaire de dénier, comme aujourd’hui, la matérialité des corps.

 

Il y avait chez Beauvoir une volonté d’élargissement : que les femmes soient des personnes agissantes, accomplissant leur liberté et réclamant devant les hommes, du fait de leur appartenance à une commune humanité, l’égalité en plus de l’émancipation. L’assignation à résidence identitaire est l’exact contraire d’une philosophie de la liberté. La démocratie (à la française) est un arrangement politique qui repose sur un ensemble d’individus qui se prennent pour, et se traitent comme des individus, et non comme des éléments appartenant à des communautés rivales. Le problème de la revendication identitaire, qu’elle concerne la communauté des femmes ou celles des « racisés », c’est que, l’identité n’étant pas négociable ou transformable, elle ne permet pas d’échapper au donné et aux déterminations : elle devient donc un destin.

Alors, la seule manière de rester fidèle au meilleur de l’impulsion beauvoirienne, c’est d’admettre que « nous sommes condamnés à la liberté » (Sartre, L’être et le néant, 1943), d’œuvrer concrètement pour continuer à améliorer la condition des femmes (au travail, dans le soin des enfants) et, en 2024, pour ne pas nous attrister, de parier sur l’éternelle aspiration humaine à la liberté que leurs enfants après « iels », sans nul doute, revendiqueront.

 

Belinda Cannone



[1]  Simone de Beauvoir, Le Deuxième Sexe [1949], Paris, Gallimard, « Folio », 2008, Introduction, p. 16. De cet ouvrage sont tirées les citations du Deuxième Sexe qui suivent.

[2] Françoise Héritier analyse quelques erreurs dans les références anthropologiques de Beauvoir, et conteste l’idée que l’origine de la prééminence masculine tiendrait aux valeurs attachées à la transcendance (masculine, les hommes étant exemptés de maternité) contre celles de l’immanence (féminine) : elle pense même, on l’a vu, l’inverse, considérant la maternité comme le privilège qu’ont voulu contrebalancer les hommes… Mais rien toutefois, de l’aveu même de l’anthropologue, qui enlèverait à la pensée de Beauvoir sa puissance de subversion des représentations. (« Le point d’aveuglement de Simone de Beauvoir », in Masculin/Féminin, II, Odile Jacob, 2002.)

[3] Cité par Danièle Sallenave, Castor de guerre, Paris, Gallimard, 2008, p. 342.

[4] Geneviève Fraisse, Le Privilège de Simone de Beauvoir, Arles, Actes Sud, 2008 (et La Raison des femmes, Paris, Plon, 1992).

[5] Le phénomène touche encore plus sévèrement l’Amérique : le responsable de l’administration de Biden a fait valoir dans une note du 5 février 2024 que le genre étant une construction sociale, l’identité de genre d’une personne « peut ou non correspondre au sexe assigné à la naissance ». En conséquence, il faut éviter le terme manpower (main-d’œuvre) et ceux, jugés sexistes, de père et mère.

[6] Dans son ouvrage capital, La Distinction de sexe. Une nouvelle approche de l’égalité, Paris, Odile Jacob, 2007, p. 15.

[7] Ibid., p. 17.

[8] Idée développée par Martine Rothblatt, en 1992, dans le contexte de l’activisme juridique transgenre ; reprise par la biologiste Anne Fausto-Sterling dans son célèbre article intitulé « Les cinq sexes » (1993) ; et répétée par Judith Butler à partir de Trouble dans le genre (1990). Elle fait florès depuis.

[9] Cette régression est peut-être à penser en rapport avec l’effacement de la matérialité du corps biologique dans les nouveaux discours.

[10] Le rapport du 22 janvier 2024 du Haut Conseil à l’égalité entre les femmes et les hommes (HCE) observe une confirmation du rapport de 2023 qui, déjà, « pointait un sexisme persistant, avec, une nouvelle fois, une inquiétude particulière sur la tranche des 25-34 ans. Chez les garçons, les tendances masculinistes s’affirment et chez les filles, on relève la même tendance régressive, avec par exemple la valorisation de rôles traditionnels et de stéréotypes. » Les hommes de 25-34 ans témoignent, plus que les autres, d’une « forme de passivité, voire d’hostilité et de résistance à l’émancipation des femmes dans la société ». Le Monde, 22 janvier 2024.

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