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Histoire et psychiatrie« Un cerveau d'homme dans un corps de femme » : le problème du sexe « psychique » chez Valentin Magnan et Samuel Pozzi (1911)

  • Photo du rédacteur: La Petite Sirène
    La Petite Sirène
  • 11 juin
  • 41 min de lecture

« Un cerveau d'homme dans un corps de femme » : le problème du sexe « psychique » chez Valentin Magnan et Samuel Pozzi (1911)« Un cerveau d'homme dans un corps de femme » : La question du sexe psychologique dans un cas d'hermaphrodisme présenté par Valentin Magnan et Samuel Pozzi (1911)


Mathias Winter


Objectif

Cet article porte sur la discussion d'un cas d'intersexuation par le psychiatre Valentin Magnan et le chirurgien Samuel Pozzi, en 1911. Il met en évidence les problèmes épistémologiques et ontologiques qui posent la divergence entre les dimensions organiques et psychosociales du sexe, et discute leur persistance dans la médecine contemporaine du genre .


Méthodes

L'exposé de Magnan et Pozzi fait l'objet d'une micro-analyse visant à restituer la logique interne, les présupposés théoriques et les implications métaphysiques des jugements cliniques.


Résultats

L'observation de Magnan établit une symétrie entre le sexe organique défini par les gonades, et le sexe « psychique » identifié à l'instinct sexuel mais aussi à certaines caractéristiques psychologiques et morales. Le psychiatre suggère une mise en équivalence ontologique de ces deux dimensions du sexe, et propose une interprétation naturaliste de leur incongruence. Celle-ci illustre cependant l' impasse épistémologique qui résulte de l'identification du sexe « psychique » à une propriété du cerveau. Pozzi évite cette impasse en proposant une théorie psychologique qui permet d'envisager le rôle de l'environnement social et des croyances du patient dans la formation de l'identité sexuelle. Cette perspective confère au sexe « psychique » un statut ontologique ambigu, entre réalité et illusion.


Discussion

Certains de ces problèmes se perpétuent aujourd'hui notamment dans les controverses sur la dysphorie de genre des adolescents.


Conclusion

Les limitations inhérentes à l'expertise médicopsychologique appellent une réflexion de fond sur l'ontologie de l'identité sexuelle.



Abstrait


Objectifs

Cet article explore l'histoire de l'expertise médicale et psychologique sur l'identité sexuelle/genre en étudiant la présentation d'un cas d'« hermaphrodisme » par le psychiatre Valentin Magnan et le chirurgien Samuel Pozzi en 1911. Il examine la manière dont ces auteurs ont traité le décalage entre les dimensions organique et psychosociale du sexe, et met en évidence les problèmes épistémologiques et ontologiques qui en découlent. L'article aborde également les échos persistants dans les controverses actuelles en médecine du genre.


Méthodes

Notre étude consiste en une analyse approfondie d'une présentation donnée à l'Académie française de médecine concernant un cas d' « inversion du sens génital chez un pseudo-hermaphrodite féminin ». Nous avons procédé à une analyse détaillée du compte rendu de cette présentation afin de révéler la logique interne, les présupposés théoriques et les implications métaphysiques des jugements cliniques formulés par Magnan et Pozzi. Nos sources principales incluent d'autres textes de Magnan et de ses contemporains sur l'homosexualité et la « perversion sexuelle ». Les études historiques et épistémologiques sur le sexe, la sexualité et l'hermaphrodisme sont utilisées comme sources secondaires. Notre cadre théorique s'appuie principalement sur les concepts épistémologiques de Kuhn et Bachelard.


Résultats

Les observations cliniques présentées par Magnan opposaient le sexe organique du patient, clairement féminin compte tenu de l'histologie de ses gonades (ovaires), malgré la présence d'organes génitaux ambigus, et son sexe psychologique, défini comme masculin en raison de son attirance sexuelle pour les femmes et de ses caractéristiques psychologiques et morales. Le discours du psychiatre suggérait à la fois une symétrie et une équivalence ontologique entre ces deux dimensions du sexe. Ignorant le rôle potentiel de l'assignation sexuelle précoce, de l'éducation et de l'environnement social sur l'auto-identification du patient comme homme, Magnan proposa une interprétation naturaliste du cas, résumée par l'expression « un cerveau masculin dans un corps féminin ». Dans ses écrits antérieurs sur « l'inversion sexuelle », Magnan utilise fréquemment cette expression et la réciproque « un cerveau féminin dans un corps masculin », faisant directement écho à la célèbre « âme féminine dans un corps masculin » d'Ulrichs. Cependant, dans le contexte de la présentation de 1911, l'utilisation de cette expression semble refléter une impasse épistémologique, résultant de la conjonction des paradigmes « hermaphrodisme » et « perversion sexuelle ». Pozzi, au contraire, a évité cette impasse en proposant une théorie qui met en évidence le rôle de l'environnement social et des croyances du patient dans le développement de son instinct sexuel et la formation de son identité. Cette théorie s'appuie sur le mécanisme psychologique de la suggestion ainsi que sur les réflexions de Darwin sur la domestication des animaux. Cette perspective introduit une hiérarchie ontologique entre le sexe organique et le sexe psychologique, ce dernier étant assimilé, dans certains cas du moins, à une forme d'illusion.


Discussion

Notre étude contribue à l'exploration de la distinction historique entre sexe et genre en révélant l'écart entre les conceptions de Magnan et Pozzi et celles des pionniers de la sexologie et de la psychanalyse. Cependant, nous avons également mis en lumière certains problèmes épistémologiques et ontologiques qui imprègnent encore la médecine du genre contemporaine. Ceux-ci se manifestent notamment dans l'opposition persistante entre approches essentialiste et environnementaliste de l'identité de genre, dans les débats autour de la place des diagnostics médicaux dans la réassignation sexuelle, et dans les controverses sur le rôle de la contagion sociale dans la dysphorie de genre adolescente.


Conclusion

L'expertise médicale et psychologique sur le genre demeure ancrée dans une matrice épistémologique héritée de la médecine sexuelle de la fin du XIXe siècle. Les limites intrinsèques qui en résultent appellent une réflexion approfondie sur l'ontologie de l'identité de genre.


1. Introduction​


Cet article explore l'histoire de la définition médicale du sexe à travers l'étude d'une communication présentée en 1911 à l'Académie de médecine par l'aliéniste Valentin Magnan et le chirurgien Samuel Pozzi [1] . Exemple original de collaboration entre un psychiatre 1 et un chirurgien, cette discussion d'un cas d'« inversion du sens génital chez un pseudo-hermaphrodite féminin » se situe au croisement de l'histoire de l'« hermaphrodisme » et de l'histoire de la psychiatrie. Elle n'a cependant fait l'objet, dans l'historiographie savante, que de commentaires partiels [2] ou allusifs [3] . L'on se propose ici d'en approfondir l'analyse, dans le mais d'éclairer la généalogie des controverses médicales contemporaines sur le genre [4] .

L'exposé de Magnan et Pozzi concerne d'abord l'histoire épistémologique de l'« hermaphrodisme », ou de ce que l'on appelle aujourd'hui l'intersexuation [2] , [5] , [6] . Il rapporte en effet le cas d'un individu de trente ans, « M. X… », chez lequel l'opération d'une tumeur abdominale a révélé une anatomie génitale interne féminine (ovaires et utérus). Son chirurgien, Samuel Pozzi (1846-1918), pionnier de la gynécologie moderne, a été le fondateur de la première chaire universitaire consacrée en France à cette spécialité [7] , [8] . Il fut également l'un des principaux experts internationaux de l'hermaphrodisme, et à ce titre l'un des représentants majeurs de l'« ère des gonades », c'est-à-dire du paradigme qui, selon l'historienne Alice Dreger, a dominé la médecine du sexe en Occident de 1870 à 1915 [2] . Ce paradigme définit le sexe « véritable » exclusivement en fonction de la nature mâle ou femelle des gonades, et identifie par conséquent, de manière strictement binaire, l'homme aux testicules, et la femme aux ovaires. Dans cette perspective, les cas d'« hermaphrodisme » se révèlent le plus souvent être des cas de « pseudo-hermaphrodisme », qualifiés de « masculins » ou « féminins » en fonction des gonades de l'individu [2] . Ainsi le patient présenté par Magnan et Pozzi est-il considéré comme un « pseudo-hermaphrodite féminin », c'est-à-dire comme une femme dont le sexe a fait l'objet d'une « erreur » d'identification.

Or, ce qui suscite l'intérêt des deux médecins, et constitue le problème central d'une discussion qui apparaît rétrospectivement assez étrange, c'est précisément le fait que M. X… se révèle être un homme « au point de vue psychique ». Élevé comme garçon, il a très tôt exprimé une attitude sexuelle pour les filles, et s'est d'ailleurs marié à une femme. Son instinct sexuel s'oriente donc à l'opposé de la direction qu'il devrait prendre « naturellement » chez un individu pourvu d'ovaires : il présente, de ce point de vue, une « inversion du sens génital », autrement dit une « perversion instinctive », sujet dont son psychiatre est alors un expert reconnu. Médecin-chef du Bureau des admissions de l'hôpital Sainte-Anne, Valentin Magnan (1835-1916) est en effet non seulement le célèbre promoteur de la notion de dégénérescence , mais également l'auteur de nombreux travaux sur les « perversions sexuelles » [9] , [10] . L'article qu'il a cosigné en 1882 avec Charcot a d'ailleurs introduit en France la notion d'« inversion du sens génital » [11] . Présenté en grande partie par Magnan, le cas de M. X… appartient donc non seulement à l'histoire de l'intersexuation, mais aussi à celle de l'homosexualité et des « perversions », et par conséquent à l'histoire de la psychiatrie [9] .


Pour le lecteur d'aujourd'hui, l'exposé de Magnan et Pozzi s'avère d'autant plus curieux qu'il témoigne de conceptions qui, en 1911, étaient déjà en partie dépassées, ou en voie de l'être. D'une part, dans le cadre de la médecine de l'hermaphrodisme, le paradigme identifiant de manière univoque le sexe aux gonades commence alors à être remis en cause, au profit de la prise en compte de l'anatomie globale, mais aussi de l'identité sociale et du rapport subjectif de l'individu à son sexe [2] , [5] , [12] 2 . Il faut cependant attendre les années 1920 pour que les progrès de l'endocrinologie, et en particulier la découverte des hormones sexuelles, ne modifient profondément la compréhension de la physiologie du développement sexuel. D'autre part, les travaux sexologiques de Havelock Ellis ou de Magnus Hirschfeld, et bien sûr les premiers travaux psychanalytiques de Freud, ont contribué, dès la fin du siècle précédent, à la transformation du regard sur les « perversions sexuelles » et plus généralement à l'émancipation du champ conceptuel et clinique de la « psychosexualité » [13] , [14] .

Les paradigmes épistémologiques dans lesquels s'inscrivent l'exposé de Magnan et Pozzi ont été amplement étudiés par l'historiographie consacrée à la genèse des catégories modernes du sexe et de la sexualité [14] , [15] , [16] , et par les travaux de référence consacrés à l'histoire de l'« hermaphrodisme » [2] , [5] . En outre, plusieurs travaux sociologiques ou philosophiques ont mis en lumière, dans une perspective critique, l'ancrage des conceptions médicales dans les normes sociales binaires du genre, à propos notamment du problème de l'intersexuation [6] , [17] , [18] . Le présent article vise en revanche à repérer en quoi l'exposé de Magnan et Pozzi est révélateur de certaines apories qui traversent l'histoire de la définition médicale du sexe depuis le XIX e  siècle, jusqu'aux conceptions contemporaines de l'« identité de genre ». En particulier, il a pour objectif de mettre en évidence en quoi la notion de sexe « psychique » pose à la médecine et à la psychiatrie des problèmes épistémologiques, mais également des problèmes d'ordre ontologique , qui concernent donc à la fois le mode de connaissance et le type de réalité renvoie à ce sexe « psychique ».


Dans cet objectif, nous proposons ici une micro-analyse d'un exposé centré sur un cas unique, qui cherche à restituer les variations et la logique interne des jugements cliniques, pour en reconstituer l'arrière-plan théorique et les enjeux métaphysiques implicites [19] . En référence notamment aux concepts classiques de Kuhn [20] et de Bachelard [21] , nous examinons comment le psychiatre et le chirurgien s'efforcent de penser l' anomalie que constitue pour eux le cas de MX.. Plutôt que d'aborder leur discours comme le reflet de positions tranchées, il s'agira de mettre en exergue les hésitations et les incertitudes qui s'y révèlent.

Notre première partie restituera en détail l'observation clinique exposée par Magnan, et montrera en quoi cette présentation suggère une mise en équivalence épistémique et ontologique du sexe « organique » et du sexe « psychique ». La seconde partie sera consacrée à retracer la généalogie de la formule du « cerveau d'homme dans un corps de femme » employé par le psychiatre, et établira les raisons de l' impasse épistémologique à laquelle celui-ci se confronte. La troisième partie portera sur la théorie de l'« inversion artificielle » proposée par Pozzi. Basée sur des mécanismes psychologiques, cette théorie semble impliquer une asymétrie ontologique entre le sexe organique et le sexe « psychique » . Notre discussion portera sur la persistance de ces apories dans les controverses médicales contemporaines sur le genre et la « transidentité ».


2 . Sexe « organique » et sexe « psychique » : de la symétrie discursive à l'équivalence ontologique


Dans l'exposé de Magnan et Pozzi, l'observation clinique proprement dite est développée au psychiatre. Magnan qui présente ainsi l'ensemble des données à la fois anatomiques, comportementales et psychiques du patient, ainsi que les conclusions de l'examen histologique de ses gonades. En revanche, Pozzi intègre le cas de M. X… à une discussion générale sur le « pseudo-hermaphrodisme », et n'en commente spécifiquement que les aspects oncologiques, car il s'agit aussi, comme l'indique le titre complet de la communication, d'un cas de « sarcome de l'ovaire fonctionnant avec succès ». Le patient a d'ailleurs été connu du psychiatre avant d'être opéré par le chirurgien, puisque ce dernier remercie Magnan de lui avoir confié ce « sujet intéressant » ( [1] , p. 239).

Il apparaît d'emblée que l'histoire clinique de MX.. n'est pas celle de la découverte fortuite d'un « pseudo-hermaphrodisme » jusque-là insoupçonné. Les brefs éléments biographiques mentionnés au début de l'observation montrent en effet que le problème du « sexe douteux » [5] , était présent dès la naissance : « la détermination du sexe donna lieu à quelques hésitations, mais cependant le sujet, hypospade à forme vulvaire, étant muni d'un appendice penniforme assez développé, fut considéré comme masculin » ( [1] , p. 223). Magnan ne précise pas si cette assignation dans le sexe masculin avait alors fait l'objet d'un avis médical, mais elle ne semble pas avoir été remise en question par la suite : la survenue, à l'adolescence, de émissions génitaux périodiques « n'attira pas l'attention de la famille », et fut attribuée au « flux hémorroïdaire » ( [1] , p. 223). Il relève néanmoins qu'à la même époque, le patient « a eu un court accès de dépression mélancolique avec idée de suicide ; on le surveillait discrètement et on trouva dans la chambre un grand couteau avec lequel il voulait, avoua-t-il, se tuer. » ( [1] , p. 223). Magnan ne commente pas cet épisode, et interrompt cependant ici l'anamnèse pour en venir à la description clinique, qui s'organise en deux parties.

La première partie expose les différentes étapes d'un examen qui, procédant de l'extérieur vers l'intérieur du corps, en dévoile progressivement la féminité. Celle-ci transparaît déjà dans la description de l'« habitus extérieur » du patient : individu de petite taille (148  cm), M. X… possède un cou « arrondi, sans saillies musculaires », un larynx « peu saillant », une voix « plutôt féminine », une peau « fine et peu velue » et des « seins » ayant « le volume d'une grosse noix » ( [1] , p. 223). Sans préciser s'il en a lui-même réalisé l'examen, Magnan décrit ensuite minutieusement l'appareil génital externe, en indiquant d'abord les dimensions de l'« appendice péniforme » « à l'état flaccide 3  », puis en précisant que « dans l'érection, cet appendice péniforme s'allonge, grossit, et se recourbe légèrement en bas, retenu par deux mariées très nettes, rudiments de la portion cylindroide du corps spongieux. » ( [1] , p. 224). Le vocabulaire médical, précis et technique, atténue soigneusement la connotation masculine de cet organe sous lequel « deux réponses cutanées ayant les apparences de grandes lèvres limitées une fente verticale qui aboutit à un vestibule au fond duquel on aperçoit le méat 4 urinaire » ( [1] , p. 224-225). L'exploration du sexe se fait ensuite plus invasive : l'introduction d'une « sonde » dans cet orifice révèle un « petit canal vaginal », tandis que le toucher rectal laisse percevoir un « corps cylindroide, analogue à un gros porte-plume mesurant 12  centimètres de longueur », dans lequel le public informé aura déjà reconnu l'utérus. Enfin, la dissection chirurgicale permet de « déterminer exactement la nature » des organes génitaux internes : « ils sont exclusivement féminins, utérus, trompes, ovaires, sans un vestige d'organe mâle. » ( [1] , p. 225, nous soulignons) 5 .


L'examen anatomique ne permet cependant pas encore d'établir formellement le « véritable » sexe du patient. Pozzi le soulignea plus loin : « seuls les caractères macroscopiques de la tumeur gauche liés à l'existence d'un utérus et de trompes auraient été insuffisants à faire poser le diagnostic de féminité  » : ni l'œil, ni les instruments, ni la dissection ne suffisent à définir le sexe de façon « péremptoire » ( [1] , p. 242). La certitude du jugement médical sur le sexe ne peut être atteinte qu'à travers le microscope du pathologiste, qui objectif la nature histologique des gonades, en l'occurrence des ovaires. Magnan rappelle par conséquent les conclusions de l'examen anatomopathologique, assorties, dans le texte, de quatre reproductions des coupes microscopiques des ovaires, qui constituent les preuves visualisables et définitives de la féminité 6 . De l'« habitus extérieur » aux tissus gonadiques, le trajet parcouru par le regard médical dépouille ainsi le corps de son ambiguïté première, autorisant cette conclusion : « Nous sommes donc bien, organiquement, en présence d'une femme » ( [1] , p. 227). Ce jugement sans appel résulte d'une projection de la sexuation gonadique sur l'ensemble du corps. La « relation synecdochique de l'organe et de la personne », selon l'expression de l'historien Thomas Laqueur ( [15] , p. 285), n'identifie pas, ici, l'individu à ses organes génitaux, mais uniquement à ses gonades : les ovaires dévoilés par le chirurgien et le pathologiste suffisent à définir un « corps de femme », lequel qu'en soit par ailleurs les caractéristiques observables. La « femme », c'est la gonade femelle [2] .

Suivant une trajectoire discursive en partie symétrique à celle de la première partie, la suite de l'observation passe en revue l'ensemble des traits permettant d'établir le sexe « psychique » du patient, et conduit finalement le psychiatre à attribuer « un cerveau d'homme » à ce dernier. Cette conclusion intervient au terme d'une enquête à la fois synchronique et diachronique, basée sur l'interrogatoire du patient mais aussi, semble-t-il, de son entourage, sans que l'on sache toutefois précisément auprès de qui les informations ont été recueillies.

Magnan expose d'abord le comportement sexuel de M. X… durant son enfance :

« Au point de vue psychique, le fait important est que ce pseudo-hermaphrodite féminin a présenté dès son enfance, les allures, les habitudes, le caractère, les appétits et les instincts d'un garçon, d'un homme. Il prenait part aux jeux et aux occupations de ses camarades, mais éprouvait plus d'attrait pour la société des jeunes filles ; il se montrait aimable à leur respect et il s'efforçait, dès qu'il le pouvait, de provoquer dans des lieux écartés avec l'une d'elles des rencontres où, après avoir obtenu des caresses et des attouchements réciproques, il se livrait à des tentatives de copulation. » ( [1] , p. 227).

Ces proposent de mettre en exergue le caractère précoce et spontané d'un instinct sexuel contraire à ce qu'aurait dû être, dans la perspective de Magnan et Pozzi, l'instinct « naturel » d'un individu pourvu d'ovaire (cf. infra ). Cette précocité instinctuelle a, de plus, des implications étiologiques, comme on le verra dans la troisième partie. Effaçant en quelque sorte le doute initial sur le sexe, elle semble de surcroît fonder biologiquement la perception du sujet par son entourage, et par conséquent sa socialisation ultérieure : « Il était regardé par tous comme un homme et, devenu obligatoirement fiancé, le projet de mariage paru tout naturel » ( [1] , p. 227). Institutionnalisée par le mariage, la différence des sexes y trouve aussi le lieu privilégié de son épanouissement. Il est ainsi manifeste que, pour Magnan, M. X… est d'autant plus un homme qu'il est un bon mari  :

« Le jeune ménage fut bien uni, le mari adorait sa femme, et celle-ci, heureusement, entourait son mari de la plus vive tendresse ; elle ne se lassait de dire à tous les siens, la joie et le bonheur qu'elle se trouvait dans son foyer ; et dans des confidences à de vieilles amies elle laissait entendre que les relations conjugales sous tous les rapports donnaient pleine satisfaction. » ( [1] , p. 227).

On voit ici l'importance que le psychiatre accorde au témoignage de l'épouse, dont l'insistance à se dire heureusement ne lui paraît nullement suspecte. Le cadre social et relationnel dans lequel s'inscrit le sexe apparaît ici en mesure d'en modifier le statut ontologique : M. X… n'est plus uniquement « regardé par tous comme un homme », dès lors que son épouse atteste qu'il se comporte bel et bien comme tel.

Il faut néanmoins pousser l'exploration en interrogeant le sujet lui-même sur sa physiologie sexuelle. M. X…, explique Magnan, « nous dit qu'il a plusieurs fois par mois, et de temps à autre deux fois dans la même nuit, des relations sexuelles accompagnées de vives jouissances, de spasmes ». Certes, « il ne semble pas y avoir d'éjaculation », mais « l'érection cesse après le spasme comme chez l'homme normal  » ( [1] , p. 227, nous soulignons). Dans l'intimité de la nuit, M. X… non seulement satisfait sa femme, mais jouit lui-même comme un homme « normal ».

Outre l'évaluation du comportement sexuel, l'observation de Magnan souligne certaines qualités morales qui marquent le passage d'une masculinité quasi-animale à la virilité psychosociale. Évoquant l'attitude de M. X… face à la maladie puis au décès de son épouse, atteinte de tuberculose après quinze mois de mariage, Magnan explique ainsi que « la maladie ne fit que resserrer davantage les liens affectueux qui unissaient les deux époux et donna dans maintes circonstances la mesure de la fermeté et de l'énergique volonté du mari » ( [1] , p. 227, nous soulignons). Après une absence imposée par l'opération chirurgicale, M. X… « revenu près de sa femme, n'a plus quitté le chevet de son lit, veillant aux moindres détails du traitement, luttant avec une extrême énergie pour cacher son désespoir » ( [1] , p. 228, nous soulignons). Apparemment soucieux de lever toute ambiguïté quant à la signification d'un tel pathos , Magnan précise livré ce récit « pour bien avoir montrer que constamment , il [M. X…] est resté psychiquement le mari » ( [1] , p. 228, nous soulignons). La mise en exercice de la fidélité sans faille à l'épouse, de la fermeté du caractère, de l'attitude énergique face à l'adversité, et de la maîtrise des émotions, montre que l'évaluation médicale du sexe « psychique » renvoie ici à des qualités morales dont l'association à la masculinité relève avant tout de stéréotypes culturels.

Critère ultime, quoique non suffisant, de cette masculinité psychique, la conviction du patient à propos de son sexe se caractérise elle aussi par une qualité moralement connotée, à savoir la constance  : « On ne peut s'empêcher d'insister sur ce fait que M. X… à aucun moment n'a eu la moindre hésitation sur la nature de son sexe » ( [1] , p. 228 , nous soulignons). On peut, en revanche, s'étonner que Magnan n'interroge pas la fonction subjective de cette conviction, alors même qu'il relève que M. X… a réagi par la violence suicidaire aux premières manifestations physiologiques de sa féminité « organique ». Le psychiatre ne semble pas non plus s'inquiéter des doutes que ses propres investigations pourraient faire naître chez le patient. Au contraire, cette conviction subjective tire également sa valeur clinique du fait qu'elle est partagée et donc, là encore, socialement validée  : « Pour lui, il est un homme, et la même conviction existe chez la femme ; elle a un mari, un vrai mari. » ( [1] , p. 228). Ancré dans le tissu relationnel et social, le sexe « psychique » s'inscrit dans un ordre d'institutions et de croyances auxquelles le psychiatre participe également. Tout se passe en effet comme si Magnan, quoi qu'il sache par ailleurs du « véritable » sexe de M. X…, ne pouvait se résoudre à considérer ce dernier autrement que comme un homme : il ne le désigne d'ailleurs qu'au masculin, tandis que son collègue chirurgien en parle explicitement comme d'une femme 7 .

L'attitude pratique préconisée par le psychiatre témoigne d'ailleurs de son propre engagement dans la reconnaissance de la dimension sociale et intersubjective de ce que l'on appellerait aujourd'hui le « genre » du patient :

« Dans la situation spéciale du jeune ménage, le rôle du médecin était tout tracé : le silence. Il n'avait pas à se préoccuper d'une question qui n'avait jamais été posée et qui, du reste, ne pouvait être soulevée que par les deux seuls intéressés, le mari et la femme. En toutes circonstances, il eût été d'ailleurs cruel et inutile de jeter le trouble dans un milieu où les faits accomplis étaient pour tous une situation acquise, régulière ou normale . » ( [1] , p. 229, nous soulignons)

Magnan adopte ici une position comparable à celle d'autres auteurs faisant alors autorité en matière d'« hermaphrodisme », qui admettent volontiers que des motifs éthiques ou compassionnels peuvent justifier de ne pas divulguer le sexe « véritable » des individus concernés [12] . Le cas de M. X… ne pose, du reste, aucune difficulté médico-légale : nul ne conteste la légalité du mariage, a fortiori maintenant que l'épouse est décédée. Magnan n'ignore pas, en outre, que la révélation des « erreurs » sur le sexe des « pseudo-hermaphrodites », et leur rectification sociale et civile, ont parfois des conséquences dramatiques telles que le suicide, comme dans le cas emblématique d'Herculine/Abel Barbin [22] , [23] . Mais le point important, ici, est que le psychiatre recommande le silence comme une évidence, et renvoie la « question » du sexe à la seule intimité du couple. Soucieux de ne pas perturber une situation « normale », Magnan relativise ainsi, d'une certaine façon, la portée du savoir médical sur le sexe, en faisant amorcer l'ordre social mais aussi le rapport subjectif du patient à son sexe [12] .

De façon symétrique à la détermination du sexe « organique », le sexe « psychique » pourrait ainsi faire l'objet d'un diagnostic de la part du psychiatre, qui apparaît ici en quelque sorte comme un expert en masculinité. Mais tandis que le jugement médical qui établit le sexe organique mobilise des connaissances et des instruments spécifiques, le jugement qui concerne le sexe psychique ne peut utiliser qu'aux critères du « masculin » et du « féminin » les plus ordinaires, sinon les plus stéréotypés. En matière de « genre », le jugement psychiatrique ne relève d'aucune technicité particulière : il ne fait qu'expliciter ce que chacun peut constater, à savoir que le patient est « regardé par tous comme un homme », y compris par lui-même – et par le psychiatre. Au mieux confirmative, sinon purement et simplement tautologique, l'expertise médicale n'apporte ici aucun contenu supplémentaire aux catégories ordinaires, socialement reconnues, d'« homme » et de « femme ». Magnan ignore cependant cette limitation impliquée qui lie, de façon peut-être irrémédiable, le jugement sur le sexe « psychique » à ce que l'on appelle aujourd'hui les « stéréotypes de genre ». Au contraire, son discours établit une symétrie discursive entre les deux registres de l'expertise, et semble du même coup introduire une équivalence ontologique entre le sexe organique et le sexe psychique. Or, cette équivalence ne fait que renforcer le paradoxe clinique que représente le cas de M. X… : tandis que l'examen anatomopathologique a établi que « nous sommes bien, organiquement, en présence d'une femme » ( [1] , p. 227), l'examen conduit par le psychiatre montre de manière peut-être aussi certain que « nous » sommes en présence d'un homme sur le plan psychique .

En conclusion de son observation, Magnan résume ce paradoxe par une formule qui laisse transparaître sa perplexité :

« Un tel état psychique inébranlable qui, pas un instant, ne s'est démenti, est rare, et il semble bien qu'il serait permis de dire qu'il s'agissait là d'un cerveau d'homme dans un corps de femme » ( [1] , p. 229, nous soulignons).

Le « cerveau » apparaît ici comme le support de la consistance ontologique que le sexe « psychique » a acquis au fil de l'exposé. L'interprétation organique semble s'imposer comme la seule manière de rendre compte d'une « inversion du sens génital » qualifiée un peu plus loin d'« absolue » ( [1] , p. 230). Nous allons voir qu'elle résulte, chez Magnan, d'une tentative de surmonter les obstacles épistémologiques qui découlent de sa conception normative du sexe et de l'instinct sexuel.


3 . Le cerveau sexué : généalogie d'une impasse épistémologique


Dans la perspective de Magnan et Pozzi, le cas de M. X… a ceci d'exceptionnel qu'il réunit deux pathologies relatives au sexe : d'une part le « pseudo-hermaphrodisme », qui relève de la transgression de la norme anatomique régit la « conformation » des organes génitaux ; de l'autre, l'« inversion du sens génital », qui correspond à une « déviation » ou « perversion » de l'instinct sexuel. Il s'inscrit ainsi au croisement de deux paradigmes ou de deux « styles de raisonnement », dont l'un porte sur le sexe et l'autre sur la sexualité [14] . Or, l'exposé de 1911 témoigne précisément de l'intrication complexe de ces deux paradigmes.

À l'aune du paradigme du sexe « véritable », l'orientation biologiquement normale, c'est-à-dire hétérosexuel, de l'instinct, est défini par la nature des gonades. Il s'agit là d'un principe dont le « pseudo-hermaphrodisme » est susceptible d'apporter une confirmation éclatante. Magnan souligne ainsi que « l'éveil des appétits et des instincts normaux » à la puberté peut constituer le mode de révélation du « véritable sexe » de l'individu ( [1] , p. 229). C'est ce dont témoignent certains cas régulièrement cités dans la littérature médicale à partir des années 1880, en particulier celui d'« Alexina », plus connu aujourd'hui sous le nom d'Herculine Barbin depuis sa redécouverte par Michel Foucault [22] , [23] , [24] . Comme le rappelle Magnan, Alexina, élevée pendant vingt ans comme une fille au milieu d'autres filles, « éprouva bientôt des manifestations qui l'éclairèrent sur ses appétits et ses instincts et qui, au début, ne furent pas sans la surprendre elle-même » ( [1] , p. 229). De même, « Ernestine G… », jeune mariée devenue veuve, « prit ostensiblement des maîtresses », et s'avéra dotée, comme Alexina, de testicules : « Ernestine G… était un homme, et en recherchant des relations féminines, elle obéissait à un besoin instinctif normal » ( [1] , p. 229). Le sexe « véritable » défini par les gonades se manifeste « normalement » dans l'attraction vers l'autre sexe, quel que soit le sexe dans lequel l'individu a d'abord été socialement reconnu. De tels sujets sont, comme on le verra, qualifiés par Pozzi d'«  hétérosexués  » ou «  orthosexués  », autrement dit « sexués dans la direction normale » car ils n'ont « d'instinct sexuel que pour le sexe réellement différent du leur et obéissent, comme les individus bien conformés, à l'instinct congénital d'hétérosexualité » ( [1] , p. 234).

Au contraire, le cas de M. X… relève de l'« inversion » dans la mesure où le patient, étant pourvu d'ovaires, manifeste un instinct sexuel orienté vers les femmes. Il entre par conséquent de fait dans le champ clinique de l'homosexualité, ce qui autorise Magnan à formuler cette comparaison rétrospectivement déroutante :

« Cette inversion du sens génital que nous venons de trouver si absolue chez notre sujet, se présente parfois avec la même intensité chez l'homme poussé par l'amour obsédant de l'homme, à en rechercher le commerce, à l'exclusion de l'autre sexe. » ( [1] , p. 230).

L'identification rigide du sexe de l'individu à ses gonades intègre au même champ clinique des individus dont la conduite et l'expérience subjective diffèrent pourtant considérablement. Tandis que M. X… se comporte en homme hétérosexuel et paraît s'épanouir dans l'ignorance de sa « perversion instinctive », les patients homosexuels « normalement conformés » auxquels il est comparé sont douloureusement conscients de leur homosexualité. À la fin de son exposé, Magnan reprend ainsi longuement le cas de ce professeur tourmenté qu'il évoquait déjà dans son article avec Charcot ; tandis que Pozzi rapporte le cas d'un militaire venu le « fournisseur » de l'aider à « vaincre un état psychique qui lui faisait horreur » ( [1] , p. 232). Fort discutable sur le plan clinique, le rapprochement entre M. X… et ce type de patients se révèle aussi problématique à l'aune de la logique même du propos de Magnan, qui devrait plutôt conduire à le comparer à d'autres cas d'homosexualité féminine . À certains égards, cette comparaison ne fait que renforcer l'inclusion de M. X… dans le champ du masculin.

C'est avant tout au problème de l'inversion sexuelle qui répond à la formule du « cerveau d'homme dans un corps de femme ». À travers elle, l'exposé de 1911 s'inscrit pleinement dans le sillage des travaux antérieurs de Magnan [11] , [25] , [26] . Elle répond directement au thème de « l'âme de femme dans un corps d'homme », introduit en 1868 par l'écrivain et juriste allemand Karl Heinrich Ulrichs (1825-1895), dans une perspective de normalisation de l'homosexualité largement reprise par la sexologie émergente [13] , [27] , [28] . Dans leur étude de 1882, Charcot et Magnan mentionnent clairement Ulrichs, mais sans faire référence au cerveau ( [10] , p. 17). Cette étude est citée par le médecin Eugène Gley dans un article de 1884 passant en revue différents travaux sur « les aberrations de l'instinct sexuel » [29] . Gley conclut que dans l'inversion, c'est le système nerveux central, et non les organes génitaux, qui déterminent la fonction sexuelle, si bien que « par rapport à l'instinct sexuel, le cerveau de ces hommes est un cerveau de femme, et celui des femmes un cerveau d'homme » ( [29] , p. 92). On retrouve cette formule l'année suivante sous la plume de Magnan, qui écrit à propos de l'inversion du sens génital :

« Ce qui domine dans tous ces faits, c'est l'idée obsédante de l'homme pour l'homme, de la femme pour la femme ; le point de départ est d'origine essentiellement cérébrale ; c'est en quelque sorte le cerveau d'une femme dans le corps d'un homme et le cerveau d'un homme dans le corps d'une femme. » ( [26] , p. 462, nous soulignons).

La référence au cerveau est introduite ici avec précaution, et renvoie d'abord à la dimension psychique de l'attraction sexuelle, et, cliniquement, au problème des idées obsédantes. On la retrouve ensuite régulièrement chez Magnan, qui décrit par exemple en 1887 :

« des sujets qui, avec tous les attributs, la conformation extérieure d'un sexe, offrent des sentiments, des aptitudes, des appétits et des instincts d'un autre sexe ; un cerveau d'homme, par exemple, au service d'un corps de femme et réciproquement, ce qui crée cette anomalie étrange de l'homme exclusivement amoureux de l'homme et indifférent pour la femme, et réciproquement la femme manifestant d'une façon exclusive du penchant pour la femme. » ( [25] , p. 90, nous soulignons).

Il est assez surprenant que le cerveau soit ici considéré comme étant « au service » du corps, et non l'inverse. En tout cas, le « cerveau » définit manifestation, par métonymie, non seulement les idées, mais l'ensemble des « sentiments », « aptitudes », « appétits » et « instincts » qui composent l'identité sexuelle du point de vue psychique et comportemental. Assimilée à une propriété du cerveau, cette identité est évidemment conçue dans une perspective naturaliste de la masculinité et de la féminité, étrangère à toute prise en compte des dimensions relationnelles et sociales pourtant repérables dans l'observation clinique de 1911.

Quoi qu'il en soit, définir le cerveau ne suffit pas à produire une théorie scientifique de la sexuation cérébrale. Certes, Magnan avait tenté d'élaborer une théorisation plus précise du rôle du système nerveux central dans le développement des perversions. À l'aune d'une physiologie sexuelle conçue sur le modèle du réflexe [30] , il classait ainsi l'inversion du sens génital dans le cadre des troubles «  spinaux cérébraux antérieurs  », dans lesquels « c'est une influence psychique, comme dans l'état normal, qui agit sur le centre génito-spinal ; mais l'idée, le sentiment ou le penchant sont ici pervertis » ( [25] , p. 89). Ce type d'approche ne fait que repousser le problème et ne pallie pas les insuffisances de la connaissance du cerveau. Les formules de Gley et de Magnan sont d'ailleurs volontiers utilisées par des auteurs tels que Kraff-Ebing [31] , Havelock Ellis [32] , ou Freud [33] . Dans un texte de 1900, Havelock Ellis se montre ainsi catégorique :

« Mais ce n'est pas là une explication ; c'est simplement cristalliser sous forme d'épigramme une impression superficielle. Nous ne connaissons l'âme qu'à travers le corps ; et bien que nous disions qu'un individu semble avoir le corps d'un homme et les sentiments d'une femme, c'est tout autre chose d'affirmer dogmatiquement qu'une âme de femme ou même un cerveau de femme s'exprime par l'intermédiaire d'un corps d'homme. Cela est tout simplement incompréhensible. » ( [32] , p. 490).

Il est probable que Magnan ait eu une connaissance au moins indirecte de ces critiques, mais il ne semble pas y avoir répondu directement (d'après Ellis, Gley aurait en revanche ultérieurement indiqué que son affirmation ne devait pas être prise « au pied de la lettre »). La reprise de la formule du « cerveau d'homme dans un corps de femme » dans l'exposé de 1911 traduite par conséquent la difficulté de Magnan à faire évoluer sa conception du problème, et peut-être aussi de sa réticence à tenir compte des apports d'auteurs allemands ou britanniques. Elle indique en tout cas la prégnance de la conception constitutionnaliste qui sous-tend l'approche de Magnan 8  : qu'ils soient normaux ou « pervertis », l'instinct sexuel et, par extension, le sexe « psychique », sont inscrits dans la constitution de l'individu. Dans le sillage de ses premiers travaux, Magnan envisage en effet « l'inversion » comme étant d'origine congénitale ou « native », selon le terme employé plus loin par Pozzi. La précocité sexuelle de M. X… témoigne ainsi du fait que sa masculinité « psychique » résultant de sa constitution instinctive/cérébrale. Or, cette perspective constitutionnaliste est étroitement liée au paradigme de la dégénérescence , qui traverse l'ensemble de l'œuvre de Magnan [9] , [10] .

La notion de dégénérescence constitue l'horizon étiologique exclusif des tableaux cliniques les plus hétérogènes, et justifie le rapprochement entre « perversions instinctives » et malformations génitales, considérées comme autant de « stigmates » de « dégénérescence héréditaire » [11] . Elle joue ainsi un rôle épistémologique central dans le rapprochement entre perturbations de l'instinct sexuel et maladies mentales. Dans l'étude de 1882, Charcot et Magnan soulignaient que les perversions sexuelles sont en elles-mêmes des troubles mentaux, même lorsqu'elles attiraient des sujets apparemment normaux sur le plan psychique et physique. Réciproquement, dans l'étude de 1887, Magnan décrivait trois cas de patients hypospades ou pseudo-hermaphrodites admis à Sainte-Anne pour de graves pathologies psychiatriques [25] . De tels cas révélaient la convergence, voire la solidarité organique, entre les aspects génitaux et cérébraux de la dégénérescence.

Mais le cas de M. X… semble justement opposer à ce cadre théorique une forme de résistance qui n'a peut-être pas entièrement échappé à Magnan. D'abord, le vocabulaire de la dégénérescence est singulièrement absent de l'exposé de ce dernier, alors même qu'on en trouve des traces dans celui de Pozzi ( [1] , p. 235). Il y a surtout un contraste frappant entre la présentation du cas de M. X… et les descriptions cliniques des textes antérieurs de Magnan, dans lesquelles les symptômes psychiques les plus discrets et les familiaux les plus lointains étaient mis au crédit de la dégénérescence de l'instinct. Au contraire, Magnan se contente de noter brièvement, à propos de la famille de M. X…, que le père est « fort, robuste, bien portant », le frère « militaire et en bonne santé », et enfin que la mère « très nerveuse, avait éprouvé de violents chagrins pendant la grossesse » ( [1] , p. 223). Même si elle peut faire allusion à une problématique héréditaire, cette dernière indication ne fait l'objet d'aucun commentaire. Plus étonnant encore, l'examen de l'« état psychopathique » du patient, largement dominé par la question de la masculinité, s'attache peu aux éléments d'ordre psychopathologique, voire en minimiser la portée. Magnan relève certes que M. X… a présenté des tendances suicidaires marquées à l'adolescence, et suggère même qu'il reste fragile sur ce plan : dans le contexte de la maladie de son épouse, M. X… a en effet laissé entendre « à plusieurs reprises » qu'il ne pourrait lui survivre, et seules les paroles d'espoir de la mourante « l'ont certainement sauvé du suicide » ( [1] , p. 228). Mais loin d'y voir des indices d'une pathologie mentale sous-jacente, le psychiatre insiste plutôt sur la normalité psychique du patient. Cette « normalité », dont les dimensions sexuelles, morales et sociales ont été évoquées plus haut, participe d'ailleurs de l'objectivation de la masculinité psychique, selon une logique de renforcement réciproque : si M. X… semble indemne de trouble mental, c'est avant tout parce qu'il se comporte comme un homme « normal », c'est-à-dire hétérosexuel en tant qu'homme .

Le cas de M. X… constitue en somme une anomalie du point de vue des deux paradigmes fondamentaux de l'approche de Magnan, paradigmes dont la conjonction confronte ce dernier à une impasse épistémologique. Le problème n'est pas seulement que la définition strictement gonadique du sexe « véritable » conduit à poser le diagnostic d'« inversion » chez un individu qui, du point de vue phénoménologique et clinique, est un homme hétérosexuel. C'est aussi que l'attribution à ce dernier d'un « cerveau d'homme » contredit le diagnostic même d'« inversion », car elle contraint à admettre le caractère normal et non « perverti » de l'orientation sexuelle du patient 9 .

La formule du « cerveau d'homme dans un corps de femme » n'est ainsi, au final, qu'une manière de caractériser une situation clinique difficilement pensable pour Magnan : loin de renvoyer à une véritable théorie de la sexuation cérébrale, elle montre au contraire à quel point une théorie spécifique de la psychosexualité fait ici défaut. Néanmoins, cette formule traduite, dans une certaine mesure, une position métaphysique qui attribue au sexe « psychique » une consistance ontologique comparable à celle du sexe organique : parler de cerveau semble permettre au psychiatre de rendre compte du fait que M. X… est vraiment l'homme qu'il a face à lui. Cette position contraste nettement avec celle qui sous-tend le propos de son collègue chirurgien.


4 . Le sexe psychique comme illusion


L'exposé de Pozzi se distingue sur plusieurs points de celui de Magnan. D'abord, les aspects cliniques spécifiques du cas de M. X… y occupent une place assez secondaire. L'essentiel des données somatiques et psychiques ayant été présentées par le psychiatre, Pozzi n'en détaille que les aspects chirurgicaux et oncologiques, qu'il discute longuement à l'aune de la littérature sur les tumeurs de l'ovaire. Mais le chirurgien consacre surtout une grande partie de sa communication à des considérations théoriques plus générales sur les différents types de « pseudo-hermaphrodisme », dont il propose notamment un « essai de classification » ( [1] , p. 259). Le cas de M. X… se trouve ainsi intégré à une série de cas beaucoup plus vaste, sa seule originalité tenant à la rareté relative du « pseudo-hermaphrodisme féminin », que Pozzi désigne également par le terme de « gyn-androïdie », paropposition à son pendant masculin, l'« andro-gynoïdie ». Une seconde divergence, évoquée plus haut, concerne la manière de désigner et de concevoir l'identité sexuelle du patient. En ne parlant qu'au masculin de cet individu dont il connaît la féminité « organique », Magnan fait droit au caractère cliniquement irréductible du « sexe psychique ». Au contraire, Pozzi utilise le féminin pour parler d'un patient qu'il considère sans ambiguïté comme une femme. Pour lui, le « diagnostic de féminité » est établi avec certitude par l'histologie des gonades, la conformation génitale du patient entrant, quant à elle, dans la catégorie des « hypospadias féminins » ( [1] , p. 257).

À la différence de Magnan, Pozzi propose surtout une explication de l'« inversion du sens génital » qui ouvre la voie d'une conception psychogénétique de la formation du sexe « psychique ». Dans la première partie de son exposé, le chirurgien consacre une longue discussion au problème de la sexualité des « pseudo-hermaphrodites », dont il propose une typologie tripartite. La première catégorie est celle des «  asexués  » ou «  oligosexués  » ( [1] , p. 234), c'est-à-dire ceux dont l'instinct sexuel est « atrophié ». Selon la théorie du « réflexe génital », qui sous-tend le discours de Pozzi, l'instinct sexuel est en effet directement déterminé par les gonades 10 . Par conséquent, lorsque celles-ci sont atrophiées ou « réduites au minimum », comme c'est le cas chez « la plupart » des pseudo-hermaphrodites, elles ne déterminent que des « actions réflexes génitales très faibles » ( [1] , p. 234). En second lieu, les patients «  hétérosexués  » ou «  orthosexués  » sont ceux dont le sens génital s'exerce « dans la direction normale » : cela confirme, à l'a vu, le principe de l'articulation naturelle entre les gonades et l'instinct hétérosexuel. Enfin, certains sujets, à l'exemple de M. X…, peuvent être qualifiés d'«  homosexués  » ou d'«  invertis  », puisque leur sens génital les porte à rechercher des relations avec des individus de même sexe (au sens gonadique). Par rapport aux deux précédents, cette dernière catégorie se singularise par le fait qu'elle ne peut recevoir d'explication physiologique évidente, et pose donc un problème d'ordre théorique.

C'est pour tenter d'y répondre que Pozzi propose de distinguer, parmi les « invertis », ceux qui le sont « originellement et de naissance », et ceux qui le sont « artificiellement » ( [1] , p. 234). L'inversion « primitive » ou « native » relève d'une malformation congénitale de l'instinct ; elle peut être décrite, selon l'expression que Pozzi emprunte en l'occurrence à Magnus Hirschfeld, comme un «  hermaphrodisme psychique  » ( [1] , p. 233, souligné dans l'original) 11 . Bien qu'il puisse s'observer chez « certains hermaphrodites », ce type d'inversion concerne aussi bien, sinon plus, des individus « normalement conformés » ( [1] , p. 238). Les patients homosexuels tels que le professeur évoqué par Magnan, ou l'officier tourmenté dont Pozzi rapporte le cas, tombent manifestement dans cette catégorie. Le chirurgien souligne que la « déviation instinctive » s'impose ici au sujet, qui en est « véritablement irresponsable, autant qu'un hypospade l'est de sa difformité » ( [1] , p. 233) : du point de vue moral, il est en effet essentiel de distinguer la perversion de l'instinct de celle de la « moralité ». Au plan étiologique, l'inversion « native » reste cependant liée à l'idée de dégénérescence, même s'il n'est pas toujours possible, note le chirurgien, d'en repérer d'autres « stigmates » ; elle relève quoi qu'il en soit de la constitution de l'individu, et donc d'une forme de causalité naturelle.

Il existe cependant un deuxième type d'inversion, cette fois d'origine « artificielle », qui concerne plus spécifiquement les patients présentant des malformations génitales, en particulier lorsque celles-ci déterminent une erreur initiale de reconnaissance du sexe. Dans de tels cas, « l'inversion semble souvent être produite par l'influence du milieu, par l'éducation, l'entourage ou la suggestion » ( [1] , p. 235). Pozzi prend l'exemple générique du pseudo-hermaphrodisme masculin, qui est le plus fréquent :

« On conçoit combien il est facile à un individu que tout le monde considère comme une femme d'arriver à se le persuader, et à prendre par imitation et autosuggestion, autant que par suggestion étrangère, les goûts et les habitudes d'un sexe qui n'est en réalité pas le sien, puisque cet individu possède des testicules. S'il se marie, il épousera donc un homme. » ( [1] , p. 235-236, nous soulignons).

Principal mécanisme en cause dans la psychogenèse de l'inversion, la suggestion renvoie directement aux travaux d'Hippolyte Bernheim et de l'école de Nancy. Pozzi en a manifestement connaissance, et mentionné d'ailleurs préciser « le professeur Bernheim », auquel il dit avoir spécifié un patient venu le solliciter pour traiter « par l'hypnotisme » des penchants homosexuels envahissants ( [1] , p. 233). Il faut souligner que la controverse entre l'école de Nancy et celle de Charcot à la Salpêtrière n'a pas seulement portée sur la question de l'hystérie, mais également sur l'étiologie de l'homosexualité et des « perversions sexuelles » [27] . Cette controverse est donc présente à l'arrière-plan de la discussion d'une étiologie acquise de l'inversion, bien que Pozzi la restreigne aux cas spécifiques des individus élevés dans un sexe différent de celui de leurs gonades.

La théorie de l'inversion « artificielle » est également sous-tendue par une théorie environnementale du développement de l'instinct sexuel, qui s'inscrit dans une filiation explicite darwinienne. Au début de sa formation médicale, Pozzi a été l'élève de Broca, et c'est à la demande de ce dernier qu'il a traduit l'ouvrage de Darwin sur L'expression des émotions chez l'homme et les animaux [34] . Dans l'exposé de 1911, Pozzi affirme qu'« on ne saurait insister assez sur l'influence considérable que les circonstances extérieures peuvent avoir sur la mentalité, les goûts et les instincts chez l'homme comme chez les animaux » ( [1] , p. 237), et cite clairement certaines expériences de Darwin soutenir pour que la « perversion » peut résulter d'une «  éducation sexuelle  » obéissante aux mêmes principes que le «  dressage  » des bêtes ( [1] , p. 237, souligné dans l'original). L'instinct pourrait ainsi faire l'objet d'une domestication , selon le terme qui apparaît dans le titre de l'ouvrage de Darwin cité par Pozzi [35] . Cette théorie comportementiste avant l'heure ne s'oppose pas strictement à la théorie de la dégénérescence, car les influences environnementales n'excluent pas que certaines anomalies de l'instinct interviennent à titre de prédisposition organique. Mais il s'agit alors plutôt d'un affaiblissement de l'instinct que de sa véritable perversion. Quoi qu'il en soit, dans le cas du pseudo-hermaphrodisme avec erreur sur le sexe, le poids de l'environnement apparaît d'autant plus important que le corps-même semble conspirer avec les « influences extérieures » pour induire le développement d'un sexe psychique contraire aux gonades : l'inversion du sens génital est en effet « très favorisée par la présence des caractères secondaires qui déguisent le véritable sexe beaucoup chez de sujets » ( [1] , p. 236). L'inversion pourrait ainsi s'avérer entièrement artificielle et acquise : « dans les cas de ce genre, il est fort possible que l'instinct génital normal ait existé au début, mais il a été étouffé, pour ainsi dire, par les influences extérieures » ( [1] , p. 236-237). Par leurs effets suggestifs, l'environnement social et le corps lui-même favorisent ainsi une dénaturation de l'instinct.

Ce type d'explication s'applique manifestement au cas de M. X…, bien que Pozzi ne soit pas totalement explicite sur ce point : dans ce cas « si remarquable », l'inversion peut être en effet qualifié de « native », mais le « malade » est également décrit comme ayant été « voué par sa malformation à l'homosexualité » ( [1] , p. 232). Étant donné le ton confraternel employé par les deux orateurs, il n'est pas impossible que le chirurgien ait préféré éviter de critiquer son collègue, ou qu'il ait simplement ignoré leurs divergences. Il est clair en tout cas que Pozzi a conscience du problème qu'il ya à parler d'homosexualité à propos d'un patient tel que M. X… Il critique ainsi les auteurs comme Gley, aux positions proches de celles de Magnan, qui établissent « à tort » une relation entre l'hermaphrodisme et l'homosexualité « si l'on entend par ce mot non pas tant l'accomplissement d'un acte que le désir de l'accomplir » ( [1] , p. 238). Ou, poursuit Pozzi, « au point de vue physiologique et psychologique, c'est ce dernier point seul qui importe. » ( [1] , p. 238). Que certains pseudo-hermaphrodites accomplissent de fait des « actes d'homosexualité » ne font pas d'eux des homosexuels, dès que leur instinct se porte vers des individus de l'autre sexe, par rapport au sexe qu'ils pensent être le leur

En proposant une explication de l'inversion « acquise » qui permet d'en concevoir le développement chez un sujet «  normal  » ( [1] , p. 232), Pozzi apparaît en mesure d'éviter les obstacles épistémologiques auxquels se confrontait Magnan. Rétrospectivement, on peut également constater que sa théorie permet d'articuler la constitution du sexe « psychique » à des facteurs relationnels et sociaux objectivables, plutôt que d'en faire l'hypothétique émanation du « cerveau ». Le gain épistémologique se redouble ici d'un bénéfice clinique, dans la mesure où cette perspective permet d'inscrire le développement de l'identité sexuelle dans l'histoire du développement subjectif et de la socialisation de l'individu.

Mais la position de Pozzi a également des implications importantes du point de vue de l'ontologie du sexe « psychique ». Tandis que l'identification de ce sexe « psychique » au « cerveau » pouvait sembler lui conférer une forme de consistance ontologique, certes purement verbale, la théorie de l'inversion « artificielle » repose au contraire sur une hiérarchisation très nette entre les gonades, qui forment la seule vérité du sexe, et le sexe tel qu'il est vécu et socialement reconnu, qui relève de la croyance, sinon d'une forme d'illusion. Profondément factice , ce sexe-là appartient à un ordre psychologique, social et discursif capable de recouvrir d'un voile trompeur le sexe organique. La dénaturation de l'instinct qui en résulte est cependant, selon Pozzi, à l'origine d'une perversion « souvent plus réelle qu'apparente » ( [1] , p. 238). Le sexe « psychique » relève par conséquent d'une ontologie ambiguë  : il appartient certes à une réalité distincte de celle du sexe organique, mais il ne peut pas non plus être considéré comme une pure illusion.

5 . Prolongements contemporains

Selon l'historien Arnold Davidson, « tout effort pour écrire une histoire unifiée passant de l'hermaphrodisme à l'homosexualité aurait pour effet de réunir deux figures qu'une épistémologie historique adéquate doit tenir séparées. L'hermaphrodite et l'homosexuel sont aussi différents que les organes génitaux et la psyché. » ( [28] , p. 88) De fait, l'exposé de Magnan et Pozzi met en évidence les paradoxes qui peuvent résulter de la conjonction de ces deux figures. Cependant, il montre aussi que l'hermaphrodisme n'a pas seulement constitué un « cas historiquement critique » pour le paradigme du sexe gonadique [17] , mais que la distinction entre le sexe organique et le sexe « psychique » a pu s'apparenter à une solution théorique locale compatible avec ce paradigme, antérieurement à la formalisation et à la généralisation du concept de rôle de genre [36] . Par ailleurs, ce texte ouvre des pistes pour l'exploration des spécificités de l'approche française du problème, qui permettraient d'examiner à nouveaux frais la réception « ambiguë » du concept de genre en France [37] .

Il faut néanmoins souligner que l'exposé de Magnan et Pozzi ne semble guère avoir eu de postérité. On ne sait s'il donna lieu à débat lorsqu'il fut prononcé, mais le fait est qu'il n'est guère cité dans les grands travaux ultérieurs sur l'hermaphrodisme, tels que l'ouvrage du chirurgien Louis Ombrédanne en 1939 [38] , ou, l'important mémoire du pédopsychiatre Léon Kreisler en 1970 [39] . Dans le champ scientifique anglophone, on peut identifier que John Money, qui n'en avait du reste probablement pas connaissance, n'en fait aucune mention dans ses premiers travaux, dont on rappellera qu'ils portent notamment sur des individus atteints d'hyperplasie congénitale des surrénales, biologiquement féminins mais élevés dans le genre masculin, proches par conséquent du cas de M. X… [40] .

Outre son intérêt pour l'histoire épistémologique, l'exposé de Magnan et Pozzi témoigne d'apories dont l'on peut repérer l'actualité dans les débats médicaux sur les questions de sexe et de genre. Un premier point concerne l'écart irréductible entre l'expertise médicale sur le sexe biologique et celle qui porte sur le genre, autrement dit l'identité sexuelle dans ses dimensions psychologiques et sociales. En médecine somatique, la définition du sexe s'est complexifiée depuis un siècle, sous l'effet des progrès de l'endocrinologie, de la génétique et plus récemment de la biologie moléculaire. Mais de l'histologie des gonades au séquençage du génome, le partage demeure entre la conception technique du sexe basée sur des connaissances et des instruments inaccessibles au profane, et les catégories ordinaires du genre, que celles-ci s'inscrivent ou non dans un modèle strictement binaire du « masculin » et du « féminin ». Reconnaître ce partage n'implique évidemment pas de renoncer à critiquer la persistance des stéréotypes de genre et de la binarité sexuelle en biologie et en médecine [41] . En revanche, il faut en tirer les conséquences quant aux limites inhérentes à l'expertise médicopsychologique sur le genre. Comme nous l'avons vu à propos de Magnan, le jugement psychiatrique sur le sexe « psychique » ne dispose d'aucun point de référence épistémique comparable aux biomarqueurs de la médecine somatique, mais fait appel aux représentations socialesment partagées du « masculin » et du « féminin ». Certainement moins stéréotypées aujourd'hui qu'elles ne l'étaient en 1911, ces représentations mêlant des aspects somatiques, comportementaux et psychologiques, appartiennent à la toile de fond de l'identification ordinaire du genre à une époque et dans une société données. Or, il ne semble guère possible de construire un point de vue expert sur le genre qui ne reposerait pas, en dernière analyse, sur ces représentations partagées. En 1933, Freud soulignait déjà que « la masculinité ou la féminité est un caractère inconnu, que l'anatomie ne peut saisir », mais surtout que la psychologie ne peut « donner aucun nouveau contenu aux notions de masculin et de féminin » par rapport à leur signification ordinaire [42] 12 . De même, les définitions contemporaines de la « dysphorie de genre » dans le DSM-5 [43] ou de l'« incongruence de genre » dans la CIM-11 [44] , comme les échelles psychométriques qui peuvent leur être associées, ne peuvent faire beaucoup plus qu'enregistrer le genre dans lequel un individu se reconnaît, est reconnu, ou cherche à se faire reconnaître. Mieux, la perspective contemporaine qui met l'accent sur le caractère exclusivement subjectif de l' identité de genrene fait que renforcer l'impossibilité d'en construire une définition psychiatrique spécifique. C'est la raison pour laquelle le constat que « les normes sociales de genre sont intégrées par la psychiatrie de manière passive et acritique » vaut aussi bien pour la psychiatrie contemporaine que pour celle du XIX e  siècle [45] .


Pourtant, il semble que le « style de raisonnement » hérité de la psychiatrie et de la sexologie de la fin du XIX e  siècle, qui, selon Davidson, se perpétue à certains égards dans le DSM ( [14] , p. 86-87), laisse subsister l'idée que le genre, conçu en termes essentiellement psychologiques, constitue un objet légitime pour l'expertise médicale. Tandis que certains spécialistes s'interrogent sur les nouvelles normes du jugement clinique dans le domaine du genre [4] , la question du diagnostic demeure un aspect central des luttes politiques autour de la « dépathologisation » de la question trans . Dans un article intitulé « Dédiagnostiquer le genre », où elle discutait des problèmes pratiques et éthiques liés au diagnostic de dysphorie de genre, la philosophe Judith Butler soulevait ainsi les paradoxes inhérents à la définition du genre dans le DSM-IV [46] . Beaucoup plus récemment, l'association Trans Santé France indique sur son site internet que le genre est « un sujet socioculturel et non médical » ne pertinent d'« aucun diagnostic » [47] . Par conséquent, l'objectif de « dépathologisation de la transidentité » promu par cette même association n'implique pas seulement de faire sortir « l'incongruence de genre » du champ de la pathologie, mais remet également en cause la légitimité épistémique de tout jugement médical sur le genre. Que la médecine n'ait strictement rien de spécifique à énoncer à propos du genre d'une personne correspond, du reste, aux évolutions législatives en matière de changement de sexe à l'état-civil [48] . Or, de telles évolutions ne reposent pas seulement sur le succès des revendications politiques, mais ont également des conditions de possibilité épistémologiques , à savoir l'impossibilité même d'une définition spécifiquement médicale du genre.

Un deuxième problème à propos duquel la discussion de Magnan et Pozzi conserve une certaine actualité concernant l'origine biologique ou socialement acquise de l'identité de genre. Ce sujet traverse l'histoire épistémologique du genre, et constitue un aspect essentiel de sa conceptualisation médicopsychologique. Dans un célèbre article de 1956, John Money et ses collaborateurs cherchaient ainsi à répondre à la « vénérable controverse sur les déterminants héréditaires versus environnementaux de la sexualité dans son sens psychologique » [49] . Observant que le rôle de genre se développe le plus souvent conformément au sexe dans lequel l'individu a été élevé, quel que soit par ailleurs son sexe gonadique ou chromosomique, ces auteurs en proposaient une explication qui rejoignait par certains aspects celui que suggérait Pozzi. Ils attribuaient en effet le développement du genre à un processus de « déchiffrement et d'interprétation d'une pluralité de signes » non seulement sociaux et environnementaux, mais émanant aussi du corps lui-même, sous la forme des caractères sexuels primaires et secondaires. Ce type de théorie a été repris plus récemment, sous une forme plus sophistiquée, dans les travaux du psychanalyste Jean Laplanche [50] . Mais bien que les approches faisant droit aux influences environnementales et sociales et aux mécanismes psychologiques aient largement dominé la seconde moitié du XX e  siècle, la recherche des fondements biologiques de l'identité de genre n'a jamais arrêté. L'hypothèse « essentialiste » selon laquelle le genre reposerait sur une détermination cérébrale a d'ailleurs regagné du terrain depuis les années 1990, en lien avec la critique des travaux de Money ainsi que dans le cadre des études sur l'intersexuation [51] . Actuellement, l'élucidation des déterminants neurobiologiques et génétiques de l'identité de genre demeure un objectif scientifique explicite [52] , [53] , qui appelle des études critiques dans le sillage des travaux sur le « cerveau sexué » [54] . Ce sont toutefois des approches « intégratives » et « plurifactorielles » qui sont aujourd'hui mises en exergue dans la littérature médicale [55] . Dans le DSM-5, il est également indiqué que « contrairement à certaines théories constructivistes sociales, les facteurs biologiques sont aujourd'hui considérés comme contribuant, en interaction avec différents facteurs sociaux et psychologiques, au développement du genre. » ( [43] , p. 535).


L'on peut toutefois douter que ce type d'affirmation suffise à résoudre un problème dont l'exposé de Magnan et Pozzi nous a permis de repérer les enjeux ontologiques. Ainsi, la projection du sexe « psychique » sur le « cerveau » non seulement essentialise et naturalise le genre, mais lui confère du même coup une réalité apparemment intangible, même s'il est aisé d'en dénoncer, à la suite d'Havelock Ellis, le caractère superficiel et « incompréhensible ». À l'inverse, insister comme Pozzi sur le rôle des « influences extérieures » dans le développement d'un sexe « psychique » contraire au sexe organique, peut conduire à accorder à l'identité de genre un statut potentiel d'illusion ou de fausse croyance. Ce problème appellerait évidemment une analyse plus approfondie, mais l'on peut en tout cas le repérer en filigrane des controverses contemporaines sur la dysphorie de genre des adolescents. Pour expliquer l'augmentation récente de ce phénomène, la médecin et chercheuse Lisa Littman a ainsi discuté, dans un article controversé de 2018, l'hypothèse qu'il puisse s'agir d'un effet de contagion sociale [56] . De formation gynécologique, Littman s'est faite sans le savoir l'héritière intellectuelle de Pozzi, car en évoquant l'influence des réseaux sociaux dans le développement de l'identification transgenre chez de jeunes adolescents, elle mobilise une version contemporaine de la suggestion chère au chirurgien français. L'important ici, n'est pas de discuter cette hypothèse, mais uniquement de souligner qu'elle met en évidence l'actualité d'un problème métaphysique : la polémique issue de l'article est en effet lié, entre autres choses, au fait que l'hypothèse de Littman a pu être considérée comme une remise en cause de la réalité du genre affirmé par les adolescents concernés, contrairement à la conception essentialiste de ce phénomène qui sous-tend généralement les approches « transaffirmatives » [57] . La question trans continue ainsi d'appeler une réflexion à la fois métaphysique et morale portant sur le statut de l'identité personnelle et de la réalité psychique [3] .


6. Conclusion​


Aussi éloignée soit-elle de nos conceptions du sexe et de la sexualité, la communication de Magnan et Pozzi appartient en somme à une matrice épistémologique dont la médecine contemporaine n'est peut-être pas tout à fait sortie. En effet, cette matrice conditionne la possibilité même des jugements cliniques sur le sexe « psychique », tout en les liant irrémédiablement aux catégories sociales et anthropologiques du genre, qu'il s'agisse des catégories traditionnelles d'homme et de femme, ou de catégories nouvelles telles que la « non-binarité ». Il n'y a, dès lors, rien d'étonnant à ce que l'expertise médicopsychologique sur l'« identité de genre » soit aujourd'hui remise en cause de façon radicale. L'avenir d'une telle expertise, à supposer qu'elle en ait un, ne pourra probablement passer que par une redéfinition non moins radicale de son objet.

Mots clés

Sexe

Genre

Intersexuation

Hermaphrodisme

Perversions sexuelles

Magnan, Valentin

Pozzi, Samuel

Histoire de la médecine

Histoire de la psychiatrie

Épistémologie


Mots-clés

Sexe

Genre

Intersex

Hermaphrodisme

Perversion sexuelle

Valentin Magnan

Samuel Pozzi

Histoire de la médecine

Histoire de la psychiatrie

Épistémologie

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